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Avis de lecture

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Récits de science-fiction

Récits de science-fiction
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AVIS DE LECTURE — Les Maîtres chanteurs, d’Orson Scott Card

 

J’ai découvert Orson Scott Card il y a longtemps par sa trilogie autour du personnage d’Ender. J’y avais fait l’expérience d’une science-fiction morale et philosophiquement percutante qui m’avait impressionné et laissé un fort souvenir.

 

Aussi, quand j’ai découvert un autre roman de cet auteur dans une boîte à livres devant l’école de mon enfant, je l’ai ouvert avec une avidité et une confiance spontanées.

 

Et je n’ai pas été déçu.

 

Les Maîtres chanteurs est un roman de 1980 d’une acuité et d’une modernité sidérantes. On y suit principalement un jeune enfant tout au long de sa vie, durant laquelle il va découvrir l’empire intergalactique d’une humanité à la fois futuriste et ancestrale.

 

Dit comme cela, l’intrigue paraît d’une affligeante banalité. Pourtant, le génie d’Orson Scott Card ne réside pas dans l’axe principal que je viens d’exposer mais dans les infinies variations qu’il a brodées en orfèvre autour de cette dynamique de fond qui n’est qu’un fil rouge au final superficiel. Il y interroge le rapport que l’on entretient avec autrui, le pouvoir, le désir, l’amour ou la mort, et il le fait au moyen de trouvailles littéraires et philosophiques ingénieuses qui rendent le récit dépaysant et captivant. Son récit emprunte autant à la science-fiction qu’au polar, au récit initiatique ou à la tradition des romans philosophiques. On y aborde même l’amour, l’amitié, la parentalité, la transmission ou les sexualités.

 

Seul bémol que j’émettrai : la traduction que j’ai lue mériterait d’être modernisée, et ce roman de 406 pages aurait pu bénéficier avec avantage de quelques développements pour éviter quelques ellipses heurtées et permettre une plus grande fluidité narrative et psychologique. Néanmoins, l’ensemble reste extrêmement convaincant, et je l’ai lu avec un grand intérêt et un vif plaisir.

 

Je vous le recommande, tout comme je vous recommande son cycle d’Ender.

 

Résumé officiel :

 

Mikal, le terrible conquérant devant qui tremblent les mondes, se présente un jour aux portes du palais du Chant pour supplier qu'on lui accorde la plus belle parure dont puisse rêver un monarque pour sa cour : un Oiseau-Chanteur, un de ces enfants prodiges dont la voix a le pouvoir de déchaîner ou assouvir toutes les passions. Mais quand on sait qu'un Oiseau-Chanteur doit être très précisément "accordé" à la musique spirituelle de son maître, on devine que celui qui conviendra à la personnalité guerrière de Mikal sera un être hors du commun.


Et de fait, lorsque le jeune Ansset quittera les hauts murs du palais du Chant, ce sera pour répondre à l'appel d'un destin que nul, même Mikal, ne peut soupçonner, un destin glorieux et tragique, violent et cruel, qui le mènera jusqu'aux marches du trône impérial. Une saga d'une force exceptionnelle, au service d'une réflexion sur le pouvoir.

Les Maîtres chanteurs, d'Orson Scott Card

Avis de lecture — Des Fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes.

 

Le papier appelle le papier.

Je sais qu’on dit plutôt que l’argent appelle l’argent, mais, avec ce livre, c’est cette vérité qui me vient : le papier du livre, plein de la vie des personnages vivants qui s’y débattent, appelle souvent le mouchoir en papier du lecteur, qui transcende par la lecture sa vie singulière en l’enrichissant de celles de milliers d’autres.

Accompagner Charly dans l’aventure proposée par ce roman, c’est se confronter à tant d’émotions que, parfois, oui, le vase plein de larmes qui clapote en nous déborde.

Des Fleurs pour Algernon est un livre de science-fiction qui s’appuie sur une expérience médicale avant-gardiste, mais c’est en vérité surtout un thriller psychologique émouvant.

Le personnage de Charly, adulte dont le quotient intellectuel le rapproche des attitudes et aptitudes d’un enfant de sept ans assez immature, se voit proposer un traitement expérimental capable d’accroître de manière exponentielle l’intelligence. Redoublant l’expérience tentée avant lui sur la souris Algernon, Charly accepte de faire plaisir aux médecins et d’explorer ainsi cette découverte de l’intelligence qui lui était jusque là inconnue et qui va enfin lui permettre de comprendre le monde.

Sauf que la désillusion que connaissent les enfants en découvrant la vérité sur le monde des adultes est bien cruelle, et elle l’est d’autant plus quand on est adulte et qu’on saisit soudain le jeu de dupes dans lequel on se croyait heureux.

Je ne veux pas divulgâcher davantage ce roman, mais j’aimerais que vous compreniez à quel point il est touchant et intelligent. On suit donc Charly du début à la fin dans son journal intime, et ses compétences linguistiques évoluent au fur et à mesure que son intelligence évolue, de même que sa psychologie mûrit prise de conscience après prise de conscience. C’est un chemin émouvant et éprouvant.

Une belle et terrible plongée dans l’âme humaine de cet être social que nous sommes qui semble plus souvent souffrir du groupe et faire souffrir dans le groupe que d’en retirer un quelconque réconfort, hélas. Pourtant, la seule chose pire que de vivre dans un groupe social est de s’en sentir exclu…

Je vous envie, vous qui allez peut-être découvrir ce récit, et je vous invite à doubler votre lecture par celle de cette réflexion que je mène sur le harcèlement scolaire, qui vient en vérité éclairer la problématique à laquelle se heurte Charly : on n’existe bien souvent que par le regard que les autres portent sur nous et par la manière dont on vit ce regard, et ça fait souvent très mal.

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Des Fleurs pour Algernon

Récits de vie

Récits de vie
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AVIS DE LECTURE — Un de Baumugnes, de Jean Giono

 

J’ai pris Giono de plein fouet.

Le bouquin traînait là, dans mes étagères, jauni, froissé, poussiéreux, et je ne l’avais jamais lu, jamais acheté, jamais désiré.

 

Il était seulement là, parmi des centaines d’autres livres qui m’ont réconforté, quand j’étais malade de ce monde suicidaire et sadomasochiste, tendres compagnons de mes heures solitaires.

 

Et puis il y a eu un jour où ç’a été son tour.

 

Je n’avais plus rien à lire, et il attendait sagement son heure.

 

Sans enthousiasme, j’ai donc saisi le vieux volume rassis d’indifférence, et j’ai laissé tomber mes yeux sur les premières lignes.

 

Ils ne s’en sont pas relevés.

 

Une langue charnelle née des terres arides du sud-est de la France, rencontre de la lavande sirupeuse, du thym acidulé et des pierres coupantes des chemins exposés au mistral.

 

Des personnages rabotés, usés, cornés par un climat excessif et une nature aussi rude qu’entière — des personnages vivants, mais de cette vie puissante et primitive débarrassée des affectations de la civilisation cupide et vaniteuse.

 

Une nature, surtout, qui irrigue le langage, la narration, les êtres, qui gronde dans le ciel et tremble dans la terre, qui frémit dans la feuille et chante sous la langue, qui virevolte dans le ciel bleu et cascade dans les torrents. Une nature qui est vivante, puissante, omniprésente, et dont les humains ne sont au final que d’humbles puces cherchant un peu de sens et d’amour sur son dos large et sûr, bien qu’impitoyable.

 

La première fois que j’ai pris Giono de plein fouet, c’était par son roman « Regain », dans lequel mon écriture à moi, studieuse, audacieuse mais terriblement scolaire, s’est heurtée à celle de cet auteur méconnu pour ressortir de ce corps-à-corps cabossée mais libérée.

 

Lire Giono, pour moi, ç’a été une sorte de métamorphose. Je croyais tutoyer les cieux mais rampais dans la boue. Les torrents rocailleux dont les orages impétueux du Sud-Est ravagent parfois cieux et paysages dans les livres de Giono m’ont défait de ma gangue de prétention chenillesque pour m’arracher à ma chrysalide de certitudes.

 

Avec « Regain », j’ai déployé mes ailes dans le vent.

 

Avec « Que ma joie demeure », elles ont pris des couleurs.

 

Avec « Un de Baumugne », elles ont battu et attrapé les courants ascendants pour butiner le soleil et les étoiles.

 

Certains se sentiront brutalisés par le style âpre de cette langue tout encroûtée de bonne terre fertile. Mais, pour ceux qui y planteront les semis de leur sensibilité, nul doute qu’ils y moissonneront des trésors d’émotions et d’images poétiques qui réchaufferont longtemps leurs âmes endeuillées par la modernité et son obsession pour le néant froid et glacé de l’autodestruction frénétique.

 

Giono, c’est régressif, c’est émancipateur, c’est réenchanteur, c’est vivifiant.

 

Bref, je kiffe.

 

Résumé officiel :

 

Albin avait raison : Louis, l’ouvrier agricole venu de Marseille, se conduit mal avec les femmes. Le bellâtre a ensorcelé Angèle, la fille du fermier Clarius. Déshonorée, la honte au cœur, elle quitte le village de Baumugnes et sa famille pour suivre cet homme, un voyou qui va la prostituer. Elle revient fille-mère. Clarius, humilié, l’enferme pour la cacher aux yeux du monde. Il faut tout l’amour d’Albin pour braver le fusil d’un père suicidaire et la délivrer, elle et son enfant. L’auteur du Hussard sur le toit livre ici l’un de ses plus grands romans, avec ses phrases qui ont la « luisance d’une faux ».

 

Un de Baumugnes, de Jean Giono
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Avis de lecture — Rumeurs, tu meurs !, de Frank Andriat

 

Quand on vieillit, il n’est pas rare de développer une envie coupable et vaine, faite de regrets, de remords et de mélancolie : celle de redevenir jeune. Moi non plus, je n’échappe pas à cette velléité frustrante qui charrie dans ses ombres un peu de la peur de la mort et beaucoup de nos frustrations de vivants à demi.

 

Sauf que c’est rarement pour profiter de mon adolescence que ce désir banal m’agite.

 

Mon adolescence a été un long tunnel noir entre une enfance malheureuse et un âge adulte qui ne me promettait aucune joie. Heureusement, le temps et la vie ont détrompé ma désespérance, mais reste que mon enfance comme mon adolescence ne sont pas des périodes que j’ai envie de revivre pour elles-mêmes.

 

Alors pourquoi ce désir, me direz-vous ? Eh bien, pour distribuer impunément des baffes de doigts et de mots sanglants.

 

Voyez-vous, quand je suis devenu adulte, j’ai senti confusément que je passais de l’autre côté de quelque chose — la Force, le voile de l’innocence, la traîtrise d’un monde qui a oublié ses rêves pour mieux ruiner ses possibles —, et que les jeunes, sans se l’expliquer vraiment, le sentaient bien également. Le lien avec mes pairs en humanité les plus jeunes était en quelque sorte rompu, entaché d’une faute originelle impardonnable : j’étais passé du camp de ceux qui exigent sans capacité de changer le monde à ceux qui entrent en capacité de changer le monde et n’ont plus rien à en attendre.

 

En devenant enseignant, j’ai senti un autre degré de rupture s’instaurer, moitié conséquente à mon surcroît d’autorité qu’il s’agit forcément de combattre, puisqu’elle cherche à s’imposer dans la vie spontanée de jeunes aux désirs pluriels peu compatibles avec l’École, moitié inhérente à mon statut d’institutionnel, qui fait forcément de moi un collabo des puissances occultes et nocives d’un système qui opprime sournoisement tant d’idéaux.

 

Bref, le joug de la vie adulte semble m’avoir en quelque sorte disqualifié auprès des jeunes. Et, à bien des égards, les armes de la maturité, faites d’arguments et de routines, de mots et de démarches laborieuses, semblent dérisoires contre les jaillissements impétueux de la violence adolescente, celle que nos enfants subissent comme celle qu’ils déploient dans leurs relations avec les autres.

 

Et c’est là que se révèle dans toute son implacable nécessité mon désir de redevenir adolescent pour coller des mandales.

 

À la lecture du récit de Frank Andriat, cette envie furieuse a de nouveau coulé dans mes veines. En effet, il nous raconte dans ce roman l’histoire d’Alice, prise dans le piège impitoyable de rumeurs délétères, et qui se retrouve inexorablement la victime toujours plus maltraitée d’une foule d’adolescents toujours plus cruels et nombreux.

 

Et c’est dans des cas comme celui-là que je voudrais être ce camarade qui s’interpose, qui dit non, qui se tient aux côtés de la proie contre les prédateurs, qui tient la main de l’innocence traînée dans la boue face aux bourreaux lâches de la haine facile, réelle ou virtuelle.

 

Hélas, il y a comme une fatalité dans l’existence : l’enfance est l’âge d’une innocence qu’on regarde avec un émerveillement condescendant comme une utopie mignonne et éphémère, l’adolescence est une période violente de prise de conscience des imperfections du monde et du déchaînement des passions visant à le corriger sans aucune puissance d’action ou presque face à un monde d’adultes goguenards et lâches qui étouffent les révoltes à coups de mépris et de résignation amère, entre jalousie et honte devant cette énergie qui dénonce ses redditions coupables, l’âge adulte est cette ère de tous les pouvoirs et de toutes les indifférences, et la vieillesse enfin l’agonie lente d’une caste qui s’accroche à ses acquis avec toute la mauvaise foi de celui qui sait très bien qu’il tire à lui une couverture qui manque à d’autres. En gros, la vie semble se faire une joie de nous imposer ces paradoxes apparemment inconciliables — je dis apparemment, évidemment, puisqu’il ne tient qu’à nous d’ajouter un surcroît de stratégie à nos passions adolescentes et un renfort de courage à nos rationalités d’adultes.

 

Bref, les histoires de violence scolaire et de harcèlement entre jeunes me donnent de terribles et violentes envies de gifler de la voix et des mains ces armées de dictateurs en culottes courtes qui se jouent d’un système rendu inefficace par une gestion comptable qui déshumanise, mais aussi l’irrépressible et stérile besoin de consoler leurs victimes en souffrance, qui se retrouvent prisonnières du silence que seuls imposent les tabous sociétaux d’une civilisation agressive et la peur de paraître faible.

 

Ce qui est bête, c’est que, quand on est jeune, on croit vraiment que nos bourreaux sont tout-puissants, et on n’ose pas demander de l’aide. On se laisse détruire et mourir à petit feu, puis on se tue pour en finir avec la douleur insupportable de vivre. Puis, quand on est adulte et qu’on saurait demander de l’aide, on n’a plus besoin de cette force conquise par la maturité et l’expérience, et ce précipice qui se creuse entre les générations nous empêche de nous porter au secours de ces jeunes qui se mènent sans arrêt une guerre impitoyable et souterraine.

Ironie du sort, on comprend toujours trop tard comment résoudre les problèmes, et les adultes s’enferrent à leur tour dans des soumissions tremblantes au sexisme, au fascisme et à tous ces isthmes moins visibles qui fracturent nos vies et nous empêchent de bâtir une société du bonheur à la place de cette grande foire d’empoigne qu’est notre mondialisation capitaliste.

 

Alors, je ne suis pas dupe : ce roman ne comblera pas le fossé entre les générations, et il ne sauvera pas seul ces millions d’enfants à travers le monde qui subissent leur existence jusqu’à n’en plus pouvoir. Néanmoins, par cette tranche de vie violente qu’il nous force à mastiquer lentement de l’intérieur, il tend un pont de cordes, il offre une voie, une voix à ces enfants brisés qui ne savent plus comment recoller les morceaux.

 

Entre réflexion sur les naïvetés de l’amitié qui nous rendent vulnérables, démonstration du pouvoir nocif des réseaux sociaux et chemin d’espérance au travers de rencontres qui peuvent tout changer, Rumeurs, tu meurs ! propose une immersion dans la descente aux enfers d’Alice, une adolescente comme tant d’autres qui paie un bien trop lourd tribut à l’École et ses non-dits et à notre société de fausse bienveillance et de vraie malfaisance.

 

Pour terminer sur une note plus pratique, ce livre centré sur une lycéenne de seconde ne sera pas accessible à la plupart des élèves de moins de 13 ans, sous réserve d’une maturité suffisante, car les événements abordés sont difficiles, et la manière dont ils le sont, âpre et parfois grossière, violente, pourrait heurter des lecteurs trop innocents, mais l’ensemble est fait avec une grande justesse. Mon seul regret tient probablement dans le parti-pris de l’auteur qui choisit de parasiter cette introspection mortifère avec des adresses au lecteur de la part du personnage, adresses destinées à susciter la réflexion, certes, mais qui altèrent pour moi la qualité de l’immersion et la cohérence de ce personnage qui se mure par ailleurs dans la solitude et le silence d’une agonie d’abord subie puis épousée comme un refuge contre le pire.

 

Si vous souhaitez prolonger cette réflexion sur le harcèlement scolaire, je vous propose de parcourir ma publication à ce sujet, compilant témoignages, créations et outils pour comprendre et affronter ce fléau qui pourrit la vie de millions d’enfants.

Bonne lecture, et bonne entrée en lutte, si ce n’est pas encore le cas. Quant à celles et ceux qui souffrent en silence, persuadez-vous des seules choses importantes : vous n’êtes ni seul·e ni sans solutions, et ce n’est pas à vous d’avoir honte et peur, mais à vos bourreaux et aux adultes qui vous protègent si mal. Battez-vous, car c’est votre droit et votre vie, mais ne le faites pas seul·e, car vous n’êtes pas seul·e. Chaque victime qui demande de l’aide s’en verra offrir. Parce qu’un bourreau impuni fera de nouvelles victimes et qu’on souffre toute sa vie d’avoir été harcelé. La honte et la peur doivent changer de camp.

 

Rumeurs, tu meurs !, de Frank Andriat
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Avis de lecture — Bande de poètes, d'Alexandre Chardin

 

Il y a du Roméo, du Cid, du Cyrano

Dans ce roman en vers écrit pour des ados !

Ses héros d’aujourd’hui ont un panache fou,

Et le style est puissant, puisqu’on dévore tout !

C’est un récit d’amour, un récit d’amitié

Qui réchauffe le cœur entre deux coups donnés,

Qui est intelligent et rondement mené,

Qui questionne le monde et notre humanité.

Julien est fils du maire, et, pour mieux se refaire,

C’est dans un quartier chaud qu’il arrive au collège.

Là-bas, c’est un nouveau, un intrus qui dérange,

Mais très vite l’enjeu n’est plus vraiment scolaire…

Juliette est nommée Nour, et sa langue acérée

Conquiert sa liberté beaucoup mieux qu’une épée !

Amir et ses amis seront-ils ennemis ?

Julien, si différent, gagnera-t-il sa place ?

La vive et forte Nour sera-t-elle un appui ?

Abou, l’ami d’Amir, fera-t-il de la casse ?

Venez le découvrir, slammez-le, que vos voix

Portent bien haut ces rimes qui vous séduiront,

Car, si parfois les vers ne marchent pas très droit,

Ils sont pleins de trésors qui vous étonneront !

La poésie est belle à qui sait l’apprécier,

Mais il faut bien pour ça un beau jour commencer :

Alexandre Chardin offre ici l’épopée,

La tragédie en vers avec simplicité !

Alors, n’attendez plus, sceptiques et blasés :

Il suffit d’essayer, et vous l’adopterez !

Bande de poètes, d'Alexandre Chardin
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Avis de lecture — La Petite-fille de Monsieur Linh, de Philippe Claudel

 

Il est des récits qui n'ont l'air de rien, comme ça, qui avancent à voix claire sur un terrain neutre qui semble n'offrir aucune aspérité, et soudain la vague glacée de l'émotion nous attrape, nous roule et nous rejette trempé et désorienté sur la grève de notre routine.

L'intrigue a creusé l'océan de notre nonchalance page après page, et c'est sans nous rendre compte de rien que nous nous sommes retrouvés devant ce monstre submersif qui nous a retourné l'âme, lessivé le cœur et purifié l'esprit.

"La Petite-fille de Monsieur Linh", de Philippe Claudel, est de ces récits sans prétention qui nous prennent gentiment par la main dans une allée tranquille d'un parc, et, en sifflotant, nous voilà à traverser des champs de bataille et des tragédies, des bonheurs sublimes et des deuils terribles. 

Je me suis laissé bercer par la version audio, voyageant entre une Asie vague et une vague Amérique, cheminant aux côtés de ce petit grand-père pitoyable et si touchant qui tient tant à sa petite-fille qu'il est prêt à braver tous les périls pour la garder près de lui. Je me suis laissé bercer, presque indolent face à la simplicité du récit, puis je suis tombé dans le piège redoutable et inextricable de l'émotion puissante et brutale qui vous étreint et vous fait succomber aux toutes dernières pages. 

"La Petite-fille de Monsieur Linh", on le lit sans y penser, mais on l'achève sans pouvoir l'oublier.

À lire à côté d'une boîte de mouchoirs.

Résumé officiel :

Monsieur Linh est un vieil homme. Il a quitté son village dévasté par la guerre en n’emportant avec lui qu’une petite valise contenant quelques vêtements usagés, une photo jaunie et une poignée de terre de son pays. Dans ses bras repose un nouveau-né. Les parents de l’enfant sont morts, et Monsieur Linh a décidé de partir avec Sang-Diû, sa petite fille.

 

Après un long voyage en bateau, ils débarquent dans une ville froide et grise avec des centaines d'autres réfugiés. Monsieur Linh a tout perdu. Il partage désormais un dortoir avec d’autres exilés qui se moquent de sa maladresse. Dans cette ville inconnue où les gens s’ignorent, il va pourtant se faire un ami : Monsieur Bark, un gros homme solitaire. Ils ne parlent pas la même langue, mais ils comprennent la musique des mots et la pudeur des gestes. Monsieur Linh est un cœur simple, brisé par les guerres et les deuils, qui ne vit plus que pour sa petite-fille.

 

Philippe Claudel accompagne ses personnages avec respect et délicatesse. Il célèbre les thèmes universels de l’amitié et de la compassion. Ce roman possède la grâce et la limpidité des grands classiques.

La Petite-fille de Monsieur Linh
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Avis de lecture — L’Éducation sentimentale, de Gustave Flaubert.

 

Flaubert et son gueuloir, Flaubert et sa critique du bovarysme, Flaubert et son Cœur simple… On ne peut pas dire que j’aurai ignoré cet auteur et son œuvre au cours de mon existence et de ma formation. Pourtant, il est une de ses créations, souvent citée et mise en avant, donc d’apparence fondamentale, et que j’ai longtemps ignorée : L’Éducation sentimentale.

Sans doute y voyais-je un énième roman d’apprentissage centré sur une jeune personne découvrant l’amour, et cette problématique déjà passablement usée par l’art au fil des époques ne me paraissait pas si stimulante entre les mains de celui que je ne voyais que comme un vieux barbon un peu misogyne.

Or, plus ça va, et moins je supporte les récits qui se structurent autour de représentations sexistes.

En bref, comme vous l’avez compris, c’était un roman qui sentait pour moi sa vieille France poussiéreuse.

Le hasard ne faisant pas toujours bien les choses, j’ai eu l’opportunité presque volontaire de découvrir cette œuvre au gré des promenades qu’il me faut bien faire avec ma chienne qui, manquant cruellement de conversation, me rend désirable un certain nombre de livres que je n’aurais pas ouverts mais qui, disponibles en version audio, me deviennent accessibles et surtout tentants pour pallier l’ennui dans un moment où je ne peux faire grand-chose d’autre de mes mains que de tenir une laisse.

Ainsi donc me suis-je résolu — résigné ? — à l’écoute de ce paraît-il-chef-d’œuvre de notre littérature nationale dont j’appréhendais depuis longtemps le caractère rébarbatif. J’imagine que vous pensez déjà connaître le ressort prévisible de cette chronique et que vous vous dites déjà que, partant d’un a priori négatif, je n’ai pu qu’être agréablement subjugué de surprise et de sublime face à cette création d’un tel maître ? Eh bien, figurez-vous que j’aime vous surprendre !

Ou bien que les automatismes psychiques ne fonctionnent pas toujours.

Est-ce dû à la piètre qualité du lecteur dont la voix nasillarde et ampoulée soulignait le guindé et le poussif du texte ? Ou bien était-ce le caractère amateur de l’enregistrement, dans lequel des bruits du quotidien — circulation, travaux, téléphone — venaient rompre l’illusion narrative de réalité et parachever le travail de sape entamé par les quelques erreurs de lecture bruyamment exhaussées de « Non ! Non ! Non ! Non ! NON ! » furieusement criés, censément pour être repérables au montage, mais dont les séquences exotiques et baroques ont été gardées faute de montage ? Il serait absurde de prétendre que ça n’a pas joué.

Néanmoins, rendons à César ce qui lui appartient, et affirmons que ce lecteur bénévole de bibliothèque sonore a fourni malgré tout une lecture clairement articulée et qualitative, et qu’une part de mon ennui et de mon mépris provient donc bien du texte lui-même et revient donc à son auteur, Gustave Flaubert, qui n’a ici pour moi ni révolutionné son temps ni commis son meilleur morceau de bravoure.

Si sa peinture d’Emma Bovary était empreinte des clichés de son temps, elle avait au moins le mérite de proposer un personnage nouveau, d’offrir des contrepoints acidulés d’humour cynique, bref de présenter une attractivité littéraire assez manifeste.

J’ai découvert dans L’Éducation sentimentale un texte laborieux, plein des lourdeurs d’une fresque historique qui se complaît dans les détails politiques d’une époque troublée, certes, mais dont les infimes soubresauts ne sont pas tellement signifiants, puisque le traitement que Flaubert en fait vise justement à en sursignifier les stérilités — notre Gugus semblait en effet mépriser la politique autant que les femmes ou les hommes —, mais aussi une histoire qui se traîne péniblement dans le poncif du jeune homme qui séduit toutes les femmes par des qualités innées, mais qui n’en aime aucune ou presque, puisque c’est l’air du temps que de ne respirer qu’animalité féminine, superficialité mondaine et manipulation séductrice des hommes sur les femmes et des femmes sur les hommes.

Non, c’est un portrait assez puant de notre espèce qui nous est livré là, et c’est encore dans les milieux bourgeois que ça se passe, où le soleil est d’or et la nuit d’ébène, où le luxe et la cupidité semblent les deux jambes d’une humanité incapable d’élévation — et le tout sans même revêtir le piquant d’une satire délectable.

Bref, on s’ennuie à suivre des êtres minables dont la vie sans relief ne tourne qu’autour de l’argent, du statut social, d’une réussite d’apparat qui ne fait en vérité que plaquer de la feuille d’or superficielle sur des abîmes fangeux et vains. Le héros lui-même n’a pour seul véritable haut fait que d’avoir hérité, et la dimension sentimentale annoncée par le titre n’ouvre au final qu’une perspective vers une étude amoureuse à la fois désabusée et mécaniste qui laisse le cœur au bord des lèvres entre indifférence et rejet. Au final, il s’agit là pour moi d’un dernier sursaut de classicisme avant l’avènement vivifiant d’un réalisme puis d’un naturalisme enfin vibrant avec la complexité du vivant. Merci, Zola et Maupassant !

Je serais évidemment de bien mauvaise foi si je ne reconnaissais pas çà et là quelque qualité de style ou de dramaturgie, mais l’ensemble demeure pour moi interminablement laborieux et pénible.

Pour conclure, je dirai que l’écoute de ce récit ne m’a procuré que deux soulagements : la culpabilité de ne l’avoir pas lu s’est envolée, et j’en ai fini avec lui !

Au suivant !

L'Éducation sentimentale
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Avis de lecture — La Grâce du dindon déplumé, de Juliette Rontani.

 

Quand j'ai découvert ce récit, son autrice l'avait nommé "Le Battement d'aile du pélican", et, dans ma tête, je bloque encore quand je fais face au nouveau titre.

En effet, le premier disait tout de l'adolescence poétique qui se traîne maladroitement sur le seuil de l'enfance et de l'âge adulte, toujours entre courant ascendant et dépression, chahuté et violenté, même, par les turbulences de l'existence. L'albatros s'était fait pélican, plus lourd encore de ses grandes ailes et de son trop grand bec dont on ne sait jamais s'il va faire trébucher son porteur ou abriter et révéler quelque monde merveilleux.

J'y voyais là une très belle allégorie à l'héroïne de ce récit, une Daria émouvante perdue dans la saga Malaussène de Pennac.

Ce livre plus que beaucoup d'autres m'a fait rire et pleuré alternativement, parfois simultanément.

Sa galerie de personnages est touchante, et le récit riche en piques philosophicomiques et autres rebondissements mélohilarants.

C'est un premier roman ? Et alors ? Comme le disait le chenu Corneille, : "Aux âmes bien nées, / La valeur n'attend pas le nombre des années !"

Vous voulez rire et pleurer conjointement ? Venez donc chevaucher ce pélican si humain, et osez donc vous faire plumer le cœur comme un dindon de carnaval !

La Grâce du dindon déplumé

Avis de lecture — Mourir d'amour n'est pas aussi beau qu'on se l'imagine, de Louise Casenove.

 

Pleurer ou rire ? Nul besoin de choisir !

Je viens d'avoir la chance de lire la nouvelle version corrigée de ce manuscrit, et je ne redescends plus. C'est tout simplement un chef d'œuvre !

 

Écrit avec intelligence et goût, avec sensibilité et force, c'est un roman original qui n'aborde pas ce thème éculé de l'amour sans y ajouter un grain de modernité et de poésie qu'on savoure avec délice !


La structure en puzzle non chronologique permet de susciter la curiosité tout en s'enfonçant couche après couche dans cette histoire riche aux personnages bien campés et émouvants. La multiplicité des points de vue amenés par les mails n'en vient que plus pleinement satisfaire nos envies d'en savoir plus tout en questionnant la franchise et l'automystification à l'œuvre dans une autobiographie.

On aime, on hait, on rit, on pleure avec Louise, mais jamais on ne lui lâche la main, d'un bout à l'autre de cette épopée moderne.

 

Si Louise était un héros, ce serait un mélange d'Ulysse et de Pénélope, parce qu'elle mettra longtemps à arriver à bon port, mais elle ne faiblira jamais malgré sa souffrance, car elle a envie de bonheur, cette petite, et son énergie nous emporte dans sa joie de vivre !

 

Homme, femme, pour peu que vous soyez nanti(e) d'un cœur, vous adorerez !

 

Amateurs ou amatrices de romances ou d'autobiographies comme de cette littérature moderne qui brave le cloisonnement des genres pour proposer des histoires qui laissent des traces et jamais ne lassent, plongez sans hésiter dans ces pages de grande littérature : la Louise a beau écumer la finance, elle ne compte pas les références littéraires ni le brio poétique !

En un mot : foncez !

Vous êtes encore là ? Mais foncez, vous dis-je !

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Mourir d'amour n'est pas aussi beau qu'on se l'imagine

Avis de lecture — Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire,

de Jonas Jonasson

 

Certains des plus grands rêves de notre espèce sont d’atteindre l’immortalité, de parvenir à acquérir un pouvoir d’ubiquité, d’exercer la télépathie, la téléportation… et ces désirs déchaînent passions et frustrations à travers nos imaginaires.

Pourtant, une partie de l’humanité jouit déjà de ces dons rares qui font l’objet de tant de frénésie : les lecteurs. En effet, qu’est-ce qu’un lecteur, sinon quelqu’un qui vit des milliers de vie à travers les personnages qu’il accompagne ? Qu’est-ce qu’un lecteur, sinon un être capable de voyager partout en un clin d’œil, juste en tournant une page, au détour d’un mot ? Qu’est-ce qu’un lecteur, sinon quelqu’un capable de lire les tréfonds de l’âme des créatures de papier qui vivent au bout de ses doigts leur vie de fiction avec l’intensité de papillons de nuit étincelant dans le brasier de l’instant subliminal ?

Oui, la lecture offre un surcroît de vie et de pouvoir d’arpenter le monde par la puissance de l’esprit : celui de l’autrice ou de l’auteur qui a préparé ce voyage, et celui du lecteur ou de la lectrice qui l’entreprend.

Le Vieux qui ne
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Certains récits sont à cet égard de formidables espaces de jeu pour décupler ces potentialités offertes au lecteur. Le Vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, de Jonas Jonasson, fait partie de ces romans rocambolesques qui font voyager et vivre mille vies à la fois, et on en ressort inévitablement diverti et enrichi.

En effet, Alan Carlson nous apparaît le jour de son centième anniversaire, talonné par la Faucheuse et pourtant plein du désir de vivre, un désir qui ne peut se satisfaire enclos entre les murs d’une maison de retraite. Alors il se défenestre hardiment, puisqu’il réside au rez-de-chaussée, et le voilà parti pour ce qui semble devoir être la grande aventure de sa vie, pleine de rebondissements drôlatiques et fantaisistes métissés de suspense, car Alan ne tarde pas à se retrouver pourchassé par tout un gang de trafiquants meurtriers qui semblent bien résolus à achever son siècle d’existence.

Toutefois, Alan est à l’épreuve des épreuves de la vie, et on le découvre peu à peu, car sa folle cavale le mène de rencontre en rencontre, mais aussi de flash-back en flash-back à la découverte de toute sa biographie exceptionnellement foisonnante. C’est simple : pendant un siècle, dès que l’Histoire connaît un soubresaut, dès qu’un grand homme ou une grande femme est sur le point d’infléchir le destin de l’humanité, Alan est là pour y jouer un rôle, et cela donne lieu à une succession de péripéties cocasses qui permettent de revisiter les coulisses de l’Histoire à la sauce pince-sans-rire.

En effet, Jonas Jonasson semble dénué d’imagination pour ce qui est de son propre état civil, mais son écriture pleine d’une ironie décalée nous offre une aventure distrayante qui fait un peu réfléchir et beaucoup sourire. Alors, bien sûr, on n’est pas dans un exercice de vraisemblance très convaincant, mais l’art du conteur est là, et on passe un excellent moment entre amis autour du feu !

Pour conclure, vous ne retirerez peut-être pas grand-chose de transcendant de cette lecture, mais vous passerez indéniablement un délicieux moment !

Alors… beau voyage dans ses pages !

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Avis de lecture — L’Attentat, de Yasmina Khadra

 

Les Juifs, on a l’impression d’avoir tout dit sur leurs malheurs. Les nazis et leurs alliés leur ont infligé de telles horreurs qu’il semble parfois que l’éternité ne suffira pas à les faire oublier. Plus de 3 000 ans d’une histoire faite presque exclusivement de sévices antisémites. Et pourtant c’est un peuple résilient et solidaire qu’il nous est donné de voir, un peuple globalement soutenu par sa foi et sa conscience de former face à ses bourreaux une nation quasi apatride mais une et indivisible… ou presque.

Les Palestiniens, on a tous en tête leur misère et la disproportion du rapport de force de ces gamins qui balancent sur des chars blindés des

gravats de leurs maisons détruites par les obus et missiles israéliens afin de retrouver un peu de liberté, d’espérance et de dignité dans un territoire dont ils ont été spoliés par les diktats arbitraires des grandes nations occidentales au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Voilà pourquoi Israël est un paradoxe dont personne n’entrevoit la résolution.

En vérité, tant d’erreurs ont été commises que la situation en apparaît verrouillée par les rancœurs mutuelles : les Juifs n’auraient jamais dû avoir à quitter leur Judée originelle, les Européens n’auraient jamais dû imposer la colonisation, les nazis n’auraient jamais dû assassiner les Juifs, les Européens n’auraient jamais dû réinstaller de force les Juifs en Judée aux dépens des Palestiniens autochtones, les peuples musulmans de la région n’auraient jamais dû rejeter les Juifs nouvellement installés, les Juifs n’auraient jamais dû s’imposer par la force, les Palestiniens n’auraient jamais dû user de la violence terroriste contre les Israéliens, les Israéliens n’auraient jamais dû employer des armes de guerre contre des civils. Palestiniens et Israéliens, enfants de l’esclavage et de la barbarie des Occidentaux, n’auraient jamais dû être frères ennemis.

Mais le mal est fait.

La question est de savoir comment refaire peuple commun dans cette terre morcelée et si fragile face aux enjeux du changement climatique quant à la ressource en eau, condition sine qua non à la vie dans cette région. La question est même de savoir si ces peuples martyrs ont envie de paix, eux qui sont meurtris dans leur chair et ressentent si cruellement une injustice qui n’aurait jamais dû les frapper.

Avec son roman L’Attentat, Yasmina Khadra nous plonge dans cet enfer terrestre, dans ce nœud de vipères et de contradictions, au cœur de cette mission impossible qu’est la pacification de ce croissant fertile dévasté par la guerre, la haine et la sécheresse.

Sans angélisme ni dogmatisme, il nous jette dans un réel déchiré par les séquelles et les nuances où chacun est à la fois coupable et victime, porté par des espoirs et des désirs de revanche en apparence incompatibles. En vérité, c’est une immersion dans ce conflit, un regard porté de l’intérieur, et c’est donc une expérience précieuse de désintoxication intellectuelle. Nombre de ses personnages sont justes et crédibles, et l’action, centrée sur l’évolution psychologique d’un héros aux pieds d’argile, nous incite à poursuivre notre lecture et surtout à nous emparer de ces questions, au-delà des jugements à l’emporte-pièce.

Si je regrette dans l’écriture un style ampoulé tirant sur la lourdeur et l’artifice, comme souvent en abusent les amoureux de la langue française venus de l’étranger qui ne peuvent accepter de restreindre leur envie d’embrasser tout le dictionnaire aux dépens de l’efficacité linguistique et stylistique, l’intelligence du propos sauve le tout.

Mention spéciale au comédien qui prête sa voix morne et monotone au texte, qu’une lecture plus qualitative aurait permis de dynamiser.

L’Attentat ne vous fera peut-être pas l’effet d’une bombe, mais il y a des risques qu’il laisse des séquelles dans votre appréhension de ce conflit israélo-palestinien qui berce nos existences de ses remous médiatiques depuis plus de 60 ans…

Récits historiques

Récits historiques

L'Attentat
Le petit théâtre des opérations,de Monsieur Le Chien et L'Odieux Connard
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Avis de lecture — Le petit théâtre des opérations, de Monsieur Le Chien et L’Odieux Connard

 

Quand on surfe sur Internet, il n’est pas rare de boire la tasse. La plupart du temps, même, on en ressort avec une vague nausée et transi jusqu’à l’âme. C’est que la toile ressemble plus souvent à un piège où chacun se perd qu’à un réseau où tous se retrouvent.

Mais parfois survient LA vague.

 

Je devais comme à mon habitude dériver au gré des courants mous d’entre-deux-marées quand je suis tombé sur une présentation succincte d’une BD dont l’auteur, qui se nommait lui-même L’Odieux Connard, en faisait une promotion énergique et piquante. Bonne pâte, j’ai donc cliqué sur le lien que voici.

 

Dès lors, comment vouliez-vous que je ne désire pas cette promesse délectable de rire grinçant et de sapience drolatique ?

Et il est enfin né, le divin présent, sous le roi des sapins ! À peine déballé, mes yeux accrochaient la couverture glacée et luisante ! À peine accrochée, la couverture mangeait mon regard de couleurs et de signifiance ! À peine mangé, mon regard se jetait à l’assaut des pages ! Bref, vous l’avez compris, dans l’effervescence du grand déballage de plaisirs éphémères et de déchets durables, j’avais déjà plongé dans les anecdotes savoureuses de ce livre d’Histoire pas comme les autres.

 

Un dessin énergique aux détails stimulants et amusants, des cartouches emprunts d’un humour mordant, des phylactères dynamiques ponctués de clins d’œil et de blagues, le tout dans une mise en scène des petites histoires de la Grande Histoire qui flatte l’imagination et fouette à la foi le désir d’aventure et de prouesse comme l’indignation dont seul peut faire preuve avec facilité celui qui peut juger en connaisseur ce qu’il n’a pas eu à endurer...

 

Vous l’avez compris, j’ai adoré, et je ne doute pas que ce soit aussi votre cas !

 

D’ailleurs, j’ai moi aussi un petit cadeau...

 

Comme je ne l’ai découvert que bien après avoir refermé le livre... il y a plusieurs tomes ! Comme ça, je saurai quoi demander au Papa Noël, l’an prochain !

 

Texte d’accroche officiel :

 

« Sur un ton décalé, mais toujours documenté, L’Odieux Connard et Monsieur Le Chien ressuscitent les héros et événements oubliés des grandes guerres pour leur rendre hommage.

 

Connaissez-vous l’histoire de la résistance héroïque des fusiliers marins bretons à Dixmude ? Et celle des héros de Menton ? Si les deux Guerres mondiales furent un énorme gâchis en vies humaines, elles furent aussi le théâtre d’actes de bravoure individuels et collectifs et d’anecdotes aussi drôles qu’improbables.

Et au cas où vous vous poseriez la question, oui, tout est vrai. »

Récits policiers

Récits policiers

AVIS DE LECTURE — Les cochons sont lâchés, de Frédéric Dard, alias San Antonio.

 

« Si un jour on te demande quel est le plus gaulois des San-Antonio, le plus vert, le plus salingue, le plus rabelaisien, le plus scatologique, le plus grivois, le plus too much, réponds sans hésiter que c’est “Les cochons sont lâchés”. Peut-être parce que c’est le seul ou San-Antonio ne joue aucun rôle, sinon celui du romancier ? Dans ces pages paillardes, Béru et Pinuche sont lancés seuls à l’aventure, afin de dénouer une ahurissante affaire. Mais le pénis “hors paire” de Bérurier sera leur braguette de sourcier.

Grâce à cet appendice exceptionnel, ils franchiront tous les obstacles. 

Les cochons sont lâchés, de Frédéric Dard (San Antonio)
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Comment ?

Lis et tais-toi !

L’heure est grave ; l’heure est folle : les cochons sont lâchés ! Retiens ton souffle, ma jolie. Et surtout ne déboucle pas ta ceinture si tu ne veux pas qu’il t’arrive un turbin ! »

 

Avec une telle quatrième de couverture, le ton est donné.

 

De Frédéric Dard et San Antonio, je ne connaissais que la réputation de livres sales, grossiers, sexuels. De la pornographie parodique, en somme, dont l’auteur s’était protégé par un pseudonyme bien pratique pour que l’opprobre public jamais ne l’atteigne. Du coup, quand j’ai eu l’opportunité de découvrir l’un de ces livres en version audio, ma foi, c’est avec une curiosité un peu paillarde et voyeuriste, mais surtout une réticence tout empreinte de dignité condescendante que j’ai tenté l’expérience.

 

Et je dois dire que j’en ai été surpris et en même temps conforté.

 

Surpris parce que, ma foi, une langue si grossière pour raconter des choses si triviales était pour moi un OVNI littéraire autant qu’une provocation intellectuelle, mais également conforté, parce que je m’attendais obscurément à ce genre de sous-littérature sale.

 

Sauf que la lecture en audio a ceci de particulier sur le livre papier ou numérique qu’on ne choisit pas de pousser ses yeux en avant, pas plus qu’on ne mobilise sa volonté pour tourner la page ou faire défiler le texte : les voix des comédiens s’imposent à nos sens, nous envahissent et poursuivent leur numéro en dépit de nos réticences.

 

Et c’est tant mieux, au final, car notre gentille conscience psychorigide ne sait pas toujours ce qui est bon pour nous, et l’habitude rassurante n’est souvent qu’une répétition involontaire de nos propres funérailles.

 

Je parlerai donc pour ce récit en particulier, puisque je n’en ai lu aucun autre de la série, mais j’imagine qu’on en retrouve l’équivalent dans le reste de la collection.

 

Dès les préliminaires du roman, on est plongé dans l’anecdote salace d’un couple improbable constitué d’un gominé suffisant en rut et d’une ogresse exposant son avalanche de graisse suintante sur une plage argentine. La langue du narrateur est familière, il interpelle le lecteur, juge ses personnages, et l’homme que l’on découvre s’expose par le truchement excessif d’une libido insatiable qui cherche sa proie avec l’appétit le plus sordide. Et qui la trouve.

 

Frédéric Dard n’élude pas la mécanique des corps ni la grivoiserie du désir sexuel : ne cherchez pas le lyrisme suranné des romantiques ou classiques qui font du corps un temple aseptisé et de l’esprit une toile délicate. Chez San Antonio, tout est triomphe des fonctions vitales, liberté de la pulsion et plaisir de jouir. Les fluides vitaux circulent, s’échangent, se répandent, et c’est le monde entier qui s’en retrouve fertilisé.

 

Bien sûr, c’est une série qui est aussi policière : un meurtre a donc lieu, sur lequel se clôt ce premier chapitre déroutant.

 

Le second chapitre nous transplante violemment auprès d’Alexandre-Benoît Bérurier et de César Pinaud, un duo improbable : le premier est une sorte de caricature populaire grossière et tricarde — et pour cause, puisque sa verge de 41,5 cm est un sésame magique qui lui ouvre tous les possibles, à commencer par l’entrejambe des femmes —, le second une vieille ruine dont les tripes agonisent constamment. Ça baise, ça picole, ça chie, ça pisse, ça pète, ça rote, ça vomit, ça pue, mais ça vit avec jouissance et intensité. Et ça va de l’avant, puisque ce binôme extraordinaire constitue une paire de policiers originale qui va partir pour "l’Argenterie" afin de mener une enquête des plus "exotriques".

 

Passé le choc des mots et des images, on se laisse happer par ce qui fait la force de Frédéric Dard dans ses San Antonio : pas l’obscénité dans ce qu’elle a de provocatrice, mais la vivacité d’une langue populaire à l’argot débridé, où les erreurs de langue deviennent poésie et la trivialité du corps un culte païen à la truculence du vivant.

 

En fait, Frédéric Dard ne fait ni plus ni moins que ressusciter Rabelais, le moderniser et le sublimer. Les jeux de mots souvent cocasses introduisent des fulgurances bien plus profondes, et la complémentarité des deux comparses, Béru le serial baiseur à la langue hyperactive mais approximative et Pinuche le cagueur compulsif et cultivé au parler suranné, assure un contraste qui met en lumière la grossièreté comme une poétique d’un principe vital libéré de toute contrainte sociale.

 

Je suis profondément pénétré par la problématique des violences sexistes et sexuelles, et mon radar à culture du viol a souvent hurlé, lorsque le benne dégrafé du Priape dégueulasse qu’est Bérurier faisait se pâmer sur son chemin tout ce qui portait un vagin, dans une univoque démonstration que le désir de l’homme précède, révèle et suscite le désir féminin — ce qui est la mécanique même de la culture du viol, puisqu’on fait fi du consentement féminin, arguant qu’il suffit de désirer une femme et de lui imposer suffisamment ce désir pour que n’importe laquelle découvre qu’elle n’attendait finalement que ça.

 

Toutefois, force est de constater pour ma part, que ce signal d’alarme qui a affolé mes écrans s’est vite émoussé au profit d’une compréhension plus subtile du phénomène : on n’est pas là face à une allégorie de la toute-puissance du désir masculin, mais bien face à la démonstration vibrante, suintante et orgasmique que TOUS les corps sont chair sensible faite pour frissonner et jouir, et il y a là une représentation originale et littérale d’un épicurisme bienveillant qui conduit à une forme d’humanisme dont on n’a pas l’habitude, pénétré de l’idée fort chrétienne et méditerranéenne que le corps est notre écot au Malin quand notre esprit est notre prie-Dieu, le lutrin de notre élévation. D’ailleurs, Alexandre-Benoît Bérurier n’impose en réalité jamais son désir, mais s’offre à qui veut jouir de ses dons naturels pour la galipette ascensionnelle — et à cheval donné, on ne regarde pas les dents, fussent-elles répugnantes.

 

Frédéric Dard, entre la pure raison qui méprise le corps et le corps bestial qui méprise le vivant, propose une voi·e·x médiane qui magnifie l’esprit universel d’une humanité réconciliée par l’exultation complice des corps libérés.

 

Il faut quelques pages pour atteindre cette lumineuse révélation, je le reconnais.

 

Mais, en audio, le livre ne tombe pas des mains, et les comédiens servent avec brio les personnages et la narration.

 

Vous l’aurez compris, je pense, c’est un livre qu’on prend avec des pincettes, qu’on dévore avec une fascination horrifiée, et qui contente malgré nous un appétit de vie insoupçonné. Bref, rafraîchissant et à expérimenter !

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Avis de lecture — Les Dix petits Nègres, d’Agatha Christie

 

Des décennies que j’en entends parler.

Des années que je me dis sans entrain qu’il faudrait que je le lise.

Des mois que les réseaux sociaux sont une caisse de résonnance démentielle pour les polémiques sur le changement de nom de ce roman de « Les Dix petits Nègres » en « Ils étaient dix ».

Des jours que j’en ai terminé la lecture audio au gré de mes balades cynophiles.

Du coup, bien envie d’en parler un peu, de ce policier formidable qui fait tant couler d’encre qu’on pourrait croire que le sang lui-même va devoir être versé pour calmer cette guerre numérique !

 

Alors, déjà, qu’on se le dise, le titre de ce roman ne désigne aucunement des personnages noirs. D’ailleurs, il n’y a pas de noirs dans ce récit : tous les protagonistes sont plus blancs que blancs, purs Anglais de digne lignée… et des plus macérés dans leur jus, puisque — c’est là que le bât blesse, en vérité — aucun ne s’offusque de cette appellation dévalorisante, et encore moins, ce qui devrait pour le coup vraiment faire hurler, de la comptine que le titre du roman nomme pourtant directement et que le récit cite plusieurs fois.

Sans doute est-ce parce que le débat n’est animé que par des gens qui ne connaissent pas le livre ?

Je reproduis ci-dessous cette comptine qui constitue pour moi l’écueil principal de ce roman d’Agatha Christie :

« Dix petits nègres s’en furent dîner.
L’un d’eux but à s’en étrangler :
N’en resta plus que neuf.

Neuf petits nègres se couchèrent à minuit.
L’un d’eux à jamais s’endormit :
N’en resta plus que huit.

Huit petits nègres dans le Devon étaient allés.
L’un d’eux voulut y demeurer :
N’en resta plus que sept.

Sept petits nègres fendirent du petit bois.
En deux l’un se coupa :
N’en resta plus que six.

Six petits nègres rêvassaient au rucher.
Une abeille l’un d’eux a piqué :
N’en resta plus que cinq.

Cinq petits nègres étaient avocats à la cour.
L’un d’eux finit en haute cour :
N’en resta plus que quatre.

Quatre petits nègres se baignèrent au matin.
Un hareng saur goba l’un :

N’en resta plus que trois.

Trois petits nègres s’en allèrent au zoo.
Un ours de l’un fit la peau :
N’en resta plus que deux.

Deux petits nègres se dorèrent au soleil.
L’un d’eux devint vermeil :
N’en resta plus qu’un.

Un petit nègre se retrouva tout esseulé.
Se pendre il s’en est allé :
N’en resta plus... du tout. »

Sordide, macabre, absurde, il s’agit d’un funèbre compte à rebours qui emprunte finalement beaucoup à une pensée raciste qui essentialise les personnes noires comme des nègres interchangeables, et ici vils et périssables.

Néanmoins, cette comptine participant directement de la dramaturgie du thriller, il était ingénieux de la part de l’autrice de s’appuyer sur elle pour construire sa fiction policière… mais quel manque de recul quant à la portée délétère de ce choix, qui n’est surtout délétère que parce qu’Agatha Christie ne critique jamais ce regard raciste au travers d’aucun de ses personnages pas plus que de sa narration, constituée pourtant d’une belle galerie de personnages qui font chacun entendre sa voix singulière !

En vérité, ce qu’on constate dans ce roman, c’est le très fort ancrage temporel de l’autrice et de ses personnages. En effet, quand ce roman paraît, en 1939, la décolonisation n’est pas encore amorcée, et le monde appartient aux colons impérialistes qui ont établi une hiérarchie raciste des peuples, et donc la domination occidentale du monde.

La Première Guerre mondiale n’avait pas encore suffi à constater que le sang coule partout de la même façon et de la même couleur en dépit des différences de peaux, et on n’avait pas encore clairement fait porter la barbarie guerrière sur le génocide raciste. En fait, on doit à l’audace nazie d’Hitler d’avoir touché suffisamment le fond du délire raciste pour avoir permis à notre humanité, l’espace de quelques années, de s’approprier soudain le concept de dignité.

Dignité qui a permis l’ouverture d’une brèche dans laquelle nos anciens esclaves se sont libérés.

La brèche s’est vite refermée, et le rouleau compresseur merdiatique en colmate bien les dernières traces, mais le fait est qu’Agatha Christie a grandi et vécu comme ses contemporains dans un monde en noir et blanc. Le métissage était marginal, la condition humaine restreinte aux mœurs chrétiennes des fidèles les moins bronzés.

C’est donc sans animosité inutile ni désir de vengeance anachronique qu’il faut aborder ce récit policier malgré tout très moderne au point que l’intrigue pourrait presque prendre place dans notre époque.

L’autrice, avec une compétence évidente, brosse des portraits psychologiques extrêmement réussis et intéressants, et le choix de la polyphonie narrative est assumé avec assez de talent pour ne pas révéler les implicites du récit ni lasser le lecteur. De même, le cadre, pourtant à peine esquissé, s’incarne très bien dans notre imagination pour accueillir ce huis clos tragique au cœur de la noirceur humaine.

En effet, même si on pourrait reprocher à cette maîtresse du polar de ne pas nous avoir laissé assez d’indices pour qu’on puisse bondir à la dernière page sous l’émotion grisante d’une évidence soudain révélée, il va sans dire que quiconque mène sa lecture jusqu’à la dernière page comprendra que les nègres ne sont pas les êtres humains originaires d’Afrique, ici représentés dans cette comptine abrutissante et horrifique et dans le récit par de petites statuettes précieuses de pierre d’un blanc immaculé, mais bien ces figures d’aristocrates enténébrés de noir depuis l’esprit jusqu’à l’âme.

Ma foi, donc, sans enthousiasme délirant, je vous recommande néanmoins la lecture de ce thriller intéressant qui n’a pas pris la poussière !

Les Dix petits Nègres
Le Passager
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Avis de lecture — Le Passager, de Jean-Christophe Grangé.

 

Depuis l’Antiquité, deux écoles de pensée s’affrontent autour de la notion de fiction, cet imaginaire permettant de raconter des histoires inventées mettant en scène des personnages qui n’existent pas et traversés par des émotions fabriquées qu’on invite le lecteur ou le spectateur à vivre comme vraies.

Pour les héritiers de Platon, la fiction est mensonge et détourne de la vérité, ouvrant la porte à tous les vices, et il faut donc chasser les poètes des cités. Les chrétiens n’ont pas fait autre chose en interdisant de sépulture les artistes de tout poil.

Pour les héritiers d’Aristote, au contraire, la fiction, pour peu qu’elle soit vraisemblable, est au contraire un moyen de reconnaître le vrai, de le démultiplier et de s’en nourrir pour devenir meilleur, que ce soit par le comique qui se moque des vices ou le tragique qui exacerbe la vertu en faisant craindre la sanction divine.

 

En effet, lire mille romans, c’est vivre mille vies en s’introduisant dans l’esprit de mille personnages et en traversant leurs mille aventures.

Lire, c’est changer d’identité, ou plutôt s’enrichir de nouvelles identités pour vivre un surcroît d’existence.

N’y voyez pas là un encouragement à ne plus vivre votre vie pour de vrai, mais je suis convaincu que la fiction offre des espaces inégalés pour se conquérir des portions d’identité avec lesquelles nous pourrons mieux affronter notre existence. Lire, c’est s’offrir un supplément d’âme.

Les fictions, qu’elles soient réalistes ou mythologiques, nous permettent donc de mener l’expérience d’être quelqu’un d’autre le temps d’une histoire, de sortir de soi pour mieux se comprendre, parce que lire ou écrire ne sont jamais que des activités où l’on tourne autour de soi pour chercher à se saisir.

Et ce n’est pas non plus un hasard si les personnages sont appelés ainsi, puisque persona signifie masque, à l’origine, et qu’un personnage n’est donc que cela, un masque que le lecteur ou le spectateur enfile le temps du récit afin de jouer un autre rôle que le sien. Or dans ce récit de Jean-Christophe Grangé, les fuites psychiques de certains personnages démultiplient les identités, les masques, et nous poussent au passage à nous questionner sur nos propres identités multiples, sur la manière dont nous nous trompons nous-même ou les autres afin de protéger nos secrets, vices ou failles, ou simplement ces poupées russes que sont nos rôles passés, notamment l’enfant que nous étions et que nous enfermons en nous en grandissant, pour le meilleur mais souvent pour le pire.

Le Passager, de Jean-Christophe Grangé, est un de ces thrillers-matriochka dont chaque révélation amène plus de questions que de réponse, où chaque rebondissement amène sont lot de surprises et de mystères, et le tout est orchestré de main de maître par un auteur au sommet de son art et dont le texte est porté par l’excellente interprétation du comédien Jean-Christophe Lebert.

Le héros lui-même est pris dans un maëlstrom identitaire qui l’oblige à plonger en lui-même pour parvenir à se saisir, et c’est une course contre la montre haletante et jubilatoire au travers d’une enquête entre magie mythique et science-fiction afin de suivre le fil ténu de la sortie du labyrinthe.

Bref, une fiction efficace que je recommande chaudement !

Texte d'accroche officiel :

Je suis l'ombre. Je suis la proie. Je suis le tueur. Je suis la cible. Pour m'en sortir, une seule option : fuir l'autre... Mais si l'autre est moi-même ?


"Grangé a le chic, en construisant avec une minutie d'horloger son intrigue au long cours, de rendre crédible ce que son imagination débordante invente de façon totalement débridée. Bravo l'artiste !" Blaise de Chabalier, Le Figaro littéraire.


Diaboliquement construit suivant le principe des poupées russes, "Le Passager" se dévore avec un mélange d'effroi et de jubilation.


Grangé explore la frontière ténue qui sépare la raison de la folie. Celle floue entre le bien et le mal. Il nous entraîne vers des abîmes d'autant plus angoissants qu'il les a puisés dans l'ordinaire — à peine exagéré — de la société contemporaine et ses dérives.

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Avis de lecture — Derniers adieux, de Lisa Gardner

 

Savez-vous ce qu’est une légende urbaine ?

C’est un peu la résurgence du merveilleux dans notre monde technologique arraché à son lien avec la nature. Sauf que ce merveilleux emprunte alors les voies sombres des cauchemars. Comme si la modernité n’avait plus de place que pour une croyance en une magie horrifique de destruction.

Derniers adieux est un thriller qui exploite merveilleusement bien cette thématique des légendes urbaines : le lecteur y est réduit à l’état de môme terrifié planqué sous son lit et qui ne sait plus s’il doit appeler ses parents au risque de les faire mourir devant lui ou se taire et accepter l’inéluctabilité d’une fin atroce.


La légende urbaine qui nous est livrée là fera sourire les Français les moins américanophiles, puisqu’il est question du burgerman. On imagine aussitôt un Ronald Mc Donald obèse et plein de taches de graisse qui s’avale par milliers des hamburgers en poussant des

grognements porcins. Hélas, le cliché qui s’impose est si loin de la réalité que nous livre cette fiction — ou à laquelle cette fiction nous livre, plutôt…

Non, dans ce récit, le burgerman est un monstre qui enlève les enfants pas sages dans les maisons pendant que la famille dort, puis qui les fait disparaître dans d’atroces douleurs en les transformant en steaks hachés… Eh oui, ce qu’on ignore souvent, de ce côté de l’Atlantique et de la gastronomie, c’est qu’un burger est avant tout un steak haché...

Cette histoire excitera sans doute les allumés de la secte QAnon, car l’intrigue nous plonge dans l’effroi glaçant des réseaux de la prostitution et de la maltraitance infantiles, mais, ce qui décevra sans doute ces chasseurs de vampires pédophiles, le récit nous entraîne dans le tréfonds de ténèbres bien humaines, et non dans des délires conspirationnistes hallucinés et hallucinants.

À l’épouvante du rapt d’enfants, de leur viol et de leurs maltraitances en tous genres s’ajoute en outre une dimension horrifique avec l’omniprésence d’araignées et de la terreur, mais également une dimension fantastique.

Oui, c’est un thriller qui se donne en effet les moyens de vous donner quelques insomnies, donc.

Néanmoins, ce n’est pas qu’une machine à faire trembler dans les chaumières par les thématiques : Lisa Gardner apporte en vérité une maîtrise et des partis-pris réellement intéressants, entre son female gaze qui traverse le roman presque sans accrocs et qui confère à ses personnages féminins et masculins une authenticité et une profondeur vraiment convaincantes, la polyphonie qui se met en place avec une pluralité de points de vue qui offre des regards fragmentaires mais presque complémentaires sur l’intrigue et enfin une chronologie pleine de trous et de flash-back dont on n’est pas toujours certain de cerner les protagonistes.

Bref, en lisant ce livre, on est sûr de ne pas s’endormir, car on est forcément partie prenante du récit, et c’est ça qu’on aime, dans les thrillers !

Derners adieux
Récit de fantasy

Récits de fantasy

Sidgil, Nat S.Evans
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Avis de lecture — Sidgil, tome 1, de Nat S. Evans

 

Comme beaucoup de monde, j’aime les jolis livres. J’aime ces beaux objets soignés dont on aime toucher la couverture, sentir les pages, ce poids du bonheur à vivre pendant quelques heures au creux de la main.

Comme beaucoup de monde, je suis sensible aux efforts de finition et de mise en valeur que les professionnels de l’édition savent si bien mener pour nous séduire.

Comme beaucoup de monde, je suis souvent déçu. Parce que le talent investi dans la promotion de ces livres est souvent supérieur au talent investi dans leur écriture. Parce que le marché du livre se fonde davantage sur le bénéfice financier espéré que sur la valeur intrinsèque du récit. Parce que force est de reconnaître qu’on vend mieux un nom qu’un récit.

J’ai testé le dernier Slimani, le dernier Jugnot, le dernier Musso. Leur point commun ? On me les avait bien vendus, et leur célébrité leur ouvrait plateaux télés et émissions de radio, me donnant envie de découvrir ces trésors ainsi exposés sur de tels piédestaux.

Mais voilà : j’ai découvert des récits au final plutôt insipides, le tout écrit dans un style sans aspérités. Des histoires lues poussivement et oubliées sitôt le livre refermé.

Pourtant, à côté de ces poids lourds des librairies, des milliers de livres anonymes attendent de bouleverser leurs lecteurs, de les accrocher, de les entraîner dans leur fièvre, leur folie ou leur poésie. C’est là le cruel sort des auteurs indépendants, ces autoédités qui ne sont rien mais sont pourtant tellement plus que bien des best-sellers survendus.

C’est l’un de ces livres invisibles que je veux aujourd’hui vous présenter : "Mystika — Le réveil des dieux — Tome 1 — Sidgil", de Nat S. Evans - auteur. Lorsque j’ai connu son autrice, elle en était en pleine réflexion sur l’écriture de ce premier roman. Inexpérimentée mais autodidacte frénétique, elle était avide de tout comprendre, de tout maîtriser. Et elle est allée au bout de son projet, à force de travail et de détermination. Seule ou presque, elle a écrit, trouvé des bêta-lecteurs, s’est auto-formée sur l’écriture, la correction, le graphisme, l’édition, la vente, le marketing, et elle l’a fait. Bien évidemment, il y a des maladresses qu’on ne trouverait pas dans un roman édité par une maison d’édition prestigieuse, mais elle nous livre là un récit qu’on ne trouve pas non plus chez ces éditeurs de renom qui préfèrent vendre des noms plutôt que de porter des textes.

Son récit est original, construit avec rigueur et intelligence, et le tout est à la fois palpitant et déconcertant. Les premières pages semblent nous conduire dans l’un de ces récits distrayants et faciles, alliant action et suspense, mais le premier mouvement du thriller policier laisse rapidement la place à une romance étrange empruntant autant à une novela outrée qu’à un roman de la collection Harlequin, puis c’est la tension dramatique qui revient en force, doublée d’une montée du fantastique. Enfin, alors qu’on commence seulement à prendre ses marques, à projeter quelques hypothèses, la mythologie, le merveilleux, la fantasy, l’horreur et l’action explosent en un cocktail détonnant et addictif qui nous laisse frustrés aux portes du tome 2, que j’attends à présent avec impatience.

Vous cherchez un livre que vous n’avez jamais lu ? Tentez donc celui-ci : vous récompenserez une autrice méritante pour un travail remarquable, et vous vous offrirez sans conteste un pur dépaysement !

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Avis de lecture — Sidgil, tome 2, de Nat S. Evans

 

SIDGIL ou la gifle littéraire

Il y a un an, je vous faisais part de ma lecture du premier tome d'une saga originale : "Sidgil — Tome I — Le Réveil des Dieux : Mystikà", un roman de Nat S. Evans - auteur.

Il s'agissait d'une expérience étonnante à laquelle je vous encourageais.

Aujourd'hui, je vous rends compte de ma lecture du second tome : "Sidgil — Tome II — Le Réveil des Dieux : Apokàlupsis".

Ce second opus, je l'attendais avec impatience, parce que le premier tome avait bien installé les choses et m'avait laissé sur un suspense frustrant. Eh bien ce second tome enchaîne sans temps mort les rebondissements, confirmant ce que je disais déjà du premier tome : c'est une histoire comme vous n'en avez jamais lu !

Si le correcteur que je suis ne valide pas tout, je salue une prouesse d'autoédition qui dénote une détermination et une intelligence exemplaires : Nat S. Evans - auteur trace sa route avec rigueur et nous livre là une deuxième preuve de ses qualités !

Si on devait réduire son histoire à une image, ce serait celle du mixeur. En effet, s'y trouvent mélangés tant de codes et de thèmes qu'on y détrompe sans cesse le lecteur quant aux attentes initiales qu'il pouvait avoir, et, de surprise en surprise, c'est une aventure cohérente et épique qui se dessine page après page. Romance, fantasy, mythologie, Histoire, policier, comique, mélodrame, horreur... En vérité, le récit est si riche que le classer revient à l'amputer.

Je ne veux pas divulgâcher l'intrigue, mais l'héroïne poursuit sa quête à travers l'espace et le temps, multipliant rencontres et expériences qui vont la forger et l'amener peu à peu à comprendre qui elle est et quels sont ses choix et missions, sa part de destinée et de libre arbitre.

En plus, si vous achetez ce livre, vous obligerez Nat S. Evans - auteur à finir d'écrire la suite, que j'attends avec impatience sous mon prochain sapin !

Bref, vous l'aurez compris, c'est un livre avec de nombreuses qualités que l'autoédition livre ici, et il serait regrettable de se priver de ce plaisir !

Courez le lire !

Récits de fantasy

Récits d'aventure

Récit d'aventure
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AVIS DE LECTURE — Les trois mousquetaires, d'Alexandre Dumas


Je ne sais pas pour vous, mais il est des livres que j'ai toujours connus et dont j'ai même des exemplaires dans ma propre bibliothèque, mais que je n'ai jamais lus. Ces livres négligés, je n'ai jamais eu l'envie ou la curiosité de m'y plonger, parce qu'ils sont tellement connus, cités, repris, adaptés et réadaptés que j'avais l'impression d'en avoir fait le tour avant même de les avoir ouverts.

Péché d'orgueil ? Vanité naïve ? Simple course effrénée du quotidien ?

 

Toujours est-il que je n'avais jamais ouvert Les trois mousquetaires. Pourtant, à travers quelques extraits d'adaptations filmiques, à travers des échos résonnant dans notre culture populaire, à travers des dessins animés, des clins d'œil, j'en connaissais des bribes que je prenais pour essentielles.

 

Heureux les imbéciles, dit-on, n'est-ce pas ?

 

Eh bien, oui.

 

Infatué de certitudes, je pensais n'avoir rien à découvrir en me plongeant dans ce classique poussiéreux et démodé "de cape et d'épée"...

 

Grossière erreur !

 

Athos, Porthos, Aramis et D'Artagnan, un pour tous et tous pour un contre le Cardinal et Milady et pour la Reine : je pensais tout connaître de ces trois mousquetaires qui sont finalement quatre.

 

Heureusement, par désœuvrement et acquit de conscience, comme j'ai eu accès à la version audio et que, captif d'obligations, il m'était plus loisible d'écouter même un conte suranné pour enfants que d'éprouver la désagréable sensation de perdre complètement mon temps, j'ai tenté l'écoute.

 

Histoire de me faire mon idée, mais sans grand espoir de trouver quelque intérêt à cette rocambolesque aventure de mousquetaires multipliant les duels à l'épée.

 

Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant dans ce récit des trésors d'esprit, d'intrigue, de psychologie et d'humour ! Il faut dire que c'est la deuxième fois que je me laisse surprendre par cet auteur, que j'associe un peu vite aux barbons chenus dont on nous assomme à coups de pavés poussiéreux...

 

Alors, certes, bien sûr, on paie son écot au temps, que ce soit celui du récit, qui déroule des faits de la première moitié du XVIIe siècle, ou celui de l'auteur, qui s'exprime depuis la seconde moitié du XIXe siècle : misogynie avec une image de la femme encore empreinte des stéréotypes antiques qui la considèrent comme une mineure irresponsable et à peine plus qu'un animal qu'il s'agit d'apprivoiser pour le monter (hmm...), préjugés sur la beauté, qui veut que l'enveloppe extérieure reflète la qualité d'âme, vision esthétisante de la moralité qui se double d'une corrélation avec une hiérarchisation sociale forte qui confond l'effet dégradant du travail et de la pauvreté sur les corps avec la cause, le peuple étant forcément laid, sale et grossier par essence, là où les bien-nés seraient d'un sang intrinsèquement supérieur, ce qui justifierait d'ailleurs les relations maître-valet les plus aberrantes, syndrome de Stockholm avant l'heure... Bref : de quoi être crispé, évidemment, dès lors qu'on jugerait la narration et les mœurs des personnages à l'aune des connaissances psychosociales et des valeurs de notre temps ! On passera également avec un sourire d'indulgence sur l'abus de boisson alcoolisée dont les mousquetaires se feront les chantres, et ce sans qu'aucun effet délétère de l'ivresse ne semble jamais pouvoir les atteindre — à cœur vaillant rien d'impossible, n'est-ce pas ?

 

Néanmoins, malgré ces aspects "datés", il y a une modernité terrible dans ce récit : une narration extrêmement vivante avec une galerie de personnages variés et convaincants, nuancés, et, à dire vrai, les personnages les plus intéressants ne sont pas nécessairement nos trois mousquetaires, et encore moins le quatrième larron évacué par le titre et autour duquel tourne pourtant l'essentiel de l'intrigue.

 

Mention spéciale pour Milady.

 

Je la voyais comme une subordonnée très secondaire du Cardinal, à peine plus qu'un messager, mais c'est en réalité un personnage de femme puissant et fascinant à une époque où une femme n'est rien ou à peine plus. Si elle n'échappe pas complètement aux représentations chrétiennes et misogynes de son temps, elle offre en revanche un rôle de femme agissante qui met en exergue les failles abyssales des êtres humains, et d'autant plus si ceux-ci, de sexe masculin, se croient supérieurs. En effet, moins qu'un homme puisque femme, elle se révèle au fil du récit un surhomme démoniaque qui prend peu à peu le pas sur tous les autres antagonistes, et cette montée en puissance, qu'Alexandre Dumas a l'intelligence de ne pas retracer jusqu'à l'origine pour l'expliquer, suscite une fascination horrifiée sur le lecteur. Milady, qui incarne la beauté angélique, combine toutes les qualités intellectuelles et physiques de notre espèce en même temps qu'elle en catalyse les vices, et elle se retrouve donc à elle seule mettre en lumière bien des aspects problématiques de l'humanité.

 

Ainsi, moi qui croyais aborder un récit ennuyeux où les combats à l'épée prendraient le pas sur le scénario, où les personnages, superficiels, seraient sans intérêt, et où l'intrigue, au final, serait cousue de fils blancs, j'ai découvert avec plaisir ni plus ni moins qu'un digne et respectable ancêtre dont Game of Thrones ne rougirait pas d'hériter.

 

Alors, camarades arpenteurs du littéraire, si vous avez l'occasion de croiser le fer avec ces êtres de papier, laissez-vous tenter, vous aussi, par l'opportunité d'échanger des préjugés contre une belle rencontre !

Les trois mousquetaires
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Avis de lecture — Les hommes viennent de Mars,

les femmes viennent de Vénus, de John Gray

 

Il y a des auteurs qui sont connus pour la puissance de leurs personnages, pour le caractère épique de leurs intrigues ou pour leur style incomparable… et il y a des auteurs dont il ne reste après eux que quelques citations qui passent pour des maximes.

John Gray est de ceux-là, lui qui officie comme thérapeute en dehors de toute reconnaissance officielle ou universitaire, professionnelle ou scientifique. Il a pour lui ses fans et ses déclarations de compétence dans l’amélioration de la vie de milliers de couples au cours de sa carrière.

Les hommes viennent de Mars, donc, et les femmes de Vénus.

Voilà le titre de son best-seller, son mantra et la phrase de conclusion d’un ouvrage de plusieurs centaines de pages qui aurait pu tenir en 10, tant les répétitions et redites sont nombreuses, car le « docteur » John Gray semble un peu beaucoup faire du remplissage — mais la répétition n’est-elle pas le nerf de la pédagogie ? Car, en effet, John Gray nous livre ici un exposé de l’état de ses connaissances autant qu’une réflexion philosophique personnelle et un guide pratique, et l’ensemble de sa rhétorique vise à nous faire comprendre et intégrer son enseignement, qui tient au final en une seule phrase : les hommes viennent de Mars, et les femmes viennent de Vénus.

Entrons donc dans le vif du sujet.

Dans cet essai pédagogique, donc, John Gray s’emploie à définir les contours de ce qu’est l’être féminin et de ce qu’est l’être masculin, deux entités intrinsèquement différentes aux psychologies et besoins fondamentalement différents. Partant de son analogie selon laquelle Martiens et Vénusiennes seraient deux espèces distinctes qui auraient été déracinées pour se retrouver confrontées l’une à l’autre sur Terre avec tous les problèmes de communication que cela suppose, il détaille ces particularités spécifiques à chaque « race » ainsi constituée.

Avec cohérence, vous dites-vous, il a choisi le patronage de chaque genre en fonction des attributs de la divinité tutélaire invoquée ? Vous n’avez pas tort. En effet, les fils de Mars, dieu romain de la guerre, éprouvent le monde comme un défi qu’il convient de relever seul, même si une camaraderie peut s’établir, une solidarité masculine, pour le cas où la recrue aurait besoin de la sagesse d’un vétéran et qu’il en viendrait à la demander. Programmé pour vaincre et plaire, il a besoin de gloire et d’amour pour brandir les armes par lesquelles il forge son destin dans la chair et le sang du monde. De leur côté, les filles de Vénus, déesse romaine de l’amour, ont besoin de se répandre en introspections démonstratives, d’être rassurées et écoutées…

Comme on le lui reproche souvent, John Gray ne fait pas un constat faux sur ce qui est observable dans un couple hétéronormé dont les membres sont fidèles aux stéréotypes de genre véhiculés par notre société, et à bien des égards il donne donc des conseils judicieux pour qu’hommes et femmes nourrissent dans ce cadre une relation plus apaisée… mais le bonhomme passe à côté de quelque chose d’essentiel qui torpille l’ensemble de son œuvre : il fonde ses conseils non sur une analyse psychosociologique issue d’un réel compris dans son ensemble dynamique, mais sur des stéréotypes de genre qui, pour être efficaces lorsqu’il s’agit de décrypter les conditionnements acquis, n’en demeurent pas moins délétères et absurdes si l’on n’en questionne pas l’origine et les mécanismes structurants et initiateurs — et souvent nocifs pour l'individu.

En effet, John Gray part du principe que toutes les femmes deviennent cette image vénusienne de femme standardisée et sexuée de manière automatique du fait du sexe attribué par Dame Nature à la naissance. De même, les petits Martiens ont encodé dans leur zizi le logiciel du machisme. C’est faire offense à tous les travaux des dernières décennies sur la construction de l’identité, notamment de genre.

C’est s’asseoir en vérité sur la réalité de la diversité des identités sexuelles qui se construisent au gré des aléas de la vie de chacune et chacun.

C’est nourrir sous couvert d’émancipation l’ogre sexiste en contribuant à fossiliser des stéréotypes au final fort pratiques pour la gent masculine. En effet, si l’on suit la logique de John Gray, même s’il fait des efforts pour équilibrer les droits et devoirs mutuels qu’ont l’un sur l’autre les membres hétéros de ce couple hétéronormé qu’il standardise pour nous, il en résulte fatalement une dissymétrie, les hommes ayant raison de mener leur barque comme ils l’entendent, pour peu qu’ils écoutent jacasser leurs rombières, et les femmes ayant bien raison d’aimer et de vouloir être protégées, pour peu qu’elles respectent l’indépendance de leur suzerain et qu’elles s’abstiennent de tout commentaire non sollicité.

Bref, une lecture qui enfonce bien des portes ouvertes, bien qu’elle permette malgré tout de mieux penser sa relation à l’autre, mais qui pose le problème d’être ancrée dans un système qui passe à côté des enjeux de la modernité humaine qui pense l’identité comme une construction individuelle et collective, et non comme un moule répliqué à l’infini. À lire ? Peut-être, mais pas sans un complément qui pose clairement les enjeux du sexisme. Je vous invite en guise d’apéritif à lire mon article à ce sujet : Tsunami — L’Axe™ ©® du Mâle.

Essais

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Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus
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