Il ne se passe plus une semaine sans qu'un chantre du capitalisme libéral ou du fascisme raciste ne vienne pérorer sur les dangers du wokisme, de l'islamogauchisme ou de la cancel-culture.
La Révolution française est née du rejet des privilèges aristocratiques et cléricaux sur la majeure partie du peuple du Tiers État, largement exploité et laissé pour compte. Bien sûr, on oublie souvent que c'est un ordre bourgeois capitaliste qui s'est alors instauré, qui a laissé les miséreux dans la misère et les femmes à leurs cuisines.
L'abolition de l'esclavage s'est instaurée contre l'idée même de l'exploitation de l'Homme par l'Homme. Toutefois, on néglige les effets systémiques et idéologiques : si les chaînes de métal ont été brisées, celles de la pauvreté sont demeurées, et le fouet du racisme continue de claquer dès qu'un descendant d'esclave fait mine de relever la tête dans ce monde de blancs.
La révolution féministe s'est faite contre un ordre patriarcal qui voulait contrôler le corps des femmes comme on le fait de génisses. Elles y ont gagné une forme de liberté, mais elles restent souvent cloîtrées dans la cage aux stéréotypes, sommées d'êtres disponibles pour le désir des hommes par une mise en scène de leur féminité ou bien de se dévouer pour leurs enfants. Bien sûr, chacun de ces rôles s'assortit d'un refus de vivre sa propre vie pour soi.
La libération des homosexuels ne s'est pas non plus faite sans une persistance des clichés et comportements homophobes.
Aujourd'hui, on meurt toujours d'être noir, Arabe, femme ou homo.
Le terme "wokisme" a été inventé par les tenants de l'extrême droite pour nommer leurs opposants progressistes, ces citoyens engagés pour les droits humains et qui se sont appropriés les constats des sciences sociales montrant que des déterminismes psychosociaux pèsent sur chacun, et en particulier sur les catégories de personnes qui sortent de la norme d'une société considérée. Le wokisme, c'est donc le prolongement citoyen par un combat pour une égalité de fait de ce que les États prétendent défendre par l'égalité de droit et qui n'aboutit guère.
Sauf que le wokisme, traduit en France par islamogauchisme, est devenu une insulte. En couverture du Figaro Magazine des derniers mois de 2021, on pouvait même voir un dossier et une Une très polémiques et diffamatoires contre l'École, qui endoctrinerait nos enfants par des théories "antiracistes, antihomophobes et décolonialistes". On y reprochait donc à l'École d'éduquer au respect de l'égalité entre les humains quelle que soit leur couleur de peau ou leur religion, au respect des humains quelle que soit leur sexualité librement consentie et à comprendre que la colonisation a causé des dégâts qu'il faut veiller à ne pas reproduire.
Inversion de la charge.
Inversions des valeurs.
Comment sommes-nous partis des Lumières pour en revenir aux ténèbres ?
Pour moi, tout vient du grand clivage idéologique du XXe siècle. Pendant plus d'un siècle, le libéralisme et le communisme se sont affrontés. Le premier prétendait que l'individu est suprême et que le meilleur des mondes advient quand rien n'empêche les humains de négocier d'individu à individu, chacun pouvant prendre en main son destin pour peu qu'il le veuille et s'en donne les moyens, le second prétendant qu'une organisation supérieure, dans l'intérêt du bien commun, doit prémunir chaque individu contre l'émergence d'un pouvoir plus fort accaparé par quelques-uns.
Quand on regarde les deux idéologies, difficile de ne pas voir laquelle des deux est utopiste. Pourtant, parce que le communisme a été instauré par des tyrans et faussement mis en en œuvre au profit de groupuscules fascistes, l'idéologie communiste a été discréditée au profit d'un dogme libéral tout-puissant.
En vérité, Antonio Gramsci avait théorisé l'essentiel dans les années 1920.
En plein fascisme triomphant, il a en effet conceptualisé une approche singulière que le fracas des armes et des planches à billets ont couvert, mais pas tout à fait enterré : on ne gagne pas une guerre idéologique avec des armes conventionnelles, parce que les valeurs qui s'implantent dans les cerveaux ne peuvent être tuées par des balles.
Selon Gramsci, pour combattre une idéologie, il faut remporter une guerre culturelle contre elle en marginalisant ses valeurs, en inondant l'espace public et privé de modèles, de représentations et d'exemples opposés à ce qui rend cette idéologie acceptable et désirable.
Dans les années 1900, la crise économique et le conflit impérialiste des Européens sur le reste du monde ont rendu attractifs le mythe du peuple supérieur, l'envie de combattre, de se mesurer à l'autre, le désir d'une autorité forte, militaire, capable d'apporter des triomphes guerriers. Il aura fallu deux Guerres mondiales pour calmer cet appétit.
L'horreur des combats, des camps d'extermination, la solidarité des colonies dans le tribut du sang ont rendu intenable cette posture fasciste et désirable un autre monde : ça a rendu possible la décolonisation, la fin du racisme d'État, l'envie d'institutions solidaires comme la sécurité sociale, le désir d'un monde davantage tourné vers l'épanouissement avec la société de consommation et les congés payés.
Mais la mémoire humaine est ainsi faite qu'elle oublie les leçons de l'Histoire.
Maintenant que la société de consommation et l'individualisme sont bien implantés, que la mondialisation a dépossédé le citoyen de son sentiment d'avoir la main sur son destin, maintenant qu'on n'ignore plus que ce système capitaliste a détruit la planète et les liens entre humains, reste la peur, de nouveau, qui redonne envie d'être gouverné par des militaires, des autoritaires prêts à désigner des ennemis et transformer l'angoisse en triomphe guerrier.
Le fascisme est de retour, et l'humanisme est devenu has been, naïf, irréaliste, alors qu'il a transformé les sociétés en mieux depuis des siècles. Soudain, les humains se sont résignés à n'être plus que les pions d'une Histoire se jouant sans eux. Fatalistes, nous avons oublié que nous avons façonné le monde à notre image.
Tout ça parce qu'à chaque révolution le peuple debout se rassoit puis se couche devant les nouveaux maîtres qu'il s'est choisis.
Aujourd'hui, il est devenu intolérable de ne pas réussir par soi-même. Aujourd'hui, on nie les réalités psychosociales mises en évidence par les sciences sociales et cognitives afin d'asseoir la mainmise des puissances de l'argent sur la totalité de notre planète par le mensonge.
Parce que, oui, la réussite au mérite est globalement un mensonge.
Le mérite, c'est ce qui est censé justifier le statut social dans une démocratie où les privilèges ont été abolis. On réussirait plus ou moins selon qu'on s'en est ou non donné les moyens.
C'est au nom de ce principe que la Constitution prétend garantir l'égalité : si chacun a les mêmes droits et devoirs que son voisin, alors chacun peut réussir autant que son voisin.
Pourtant, les études sociologiques et statistiques sont formelles : globalement, l'hérédité sociale prédomine. C'est-à-dire qu'on a toutes les chances d'hériter son statut social par ses parents, et le bien né finira plus probablement au moins aussi haut que ses parents, là où le mal né ne montera pas beaucoup plus haut que les siens. Les dernières études statistiques évaluent à 15% seulement la mobilité sociale ascendante, les 85% restant demeurant à leur place ou plongeant.
Des sociologues comme Bourdieu et Boudon ont mis en évidence il y a plus de 40 ans que cela tient en partie aux clefs que notre milieu nous donne pour comprendre le monde et s'y aventurer, qui sont plus nombreuses et plus efficaces parmi les familles favorisées, mais également aux choix qui en découlent de continuer ou non des études efficaces pour obtenir une meilleure situation. D'autres scientifiques ont depuis complété et confirmé ces études, en démontrant notamment que le capital linguistique permet de corréler statut social des parents et réussite scolaire dès la maternelle.
Autrement dit, dans notre méritocratie, les méritants sont le plus souvent surtout des héritants qui, n'ayant eu que des portes ouvertes à enfoncer, sont incapables d'empathie envers celles et ceux qui ne font que se fracasser sur des murs sociologiques, sexistes ou racistes.
Reste la puissance des rares exceptions parties de rien que le système n'a pas réussi à brider, et qui sont brandies par les élites comme justification au maintien dudit système sous le prétexte que, puisqu'eux ont réussi, tous le peuvent, non ?
Non.
Mais on essaie d'y croire, parce que c'est plus facile d'admettre qu'on a failli et d'accuser l'individu, de s'accuser soi-même, que d'admettre qu'il faut révolutionner tout un système pour que chacun puisse se réaliser. Parce que renoncer coûte moins que se battre.
Mais on n'a rien sans rien. Voilà bien un domaine où le mérite s'est vérifié : dans la lutte sociale, tous les droits et progrès sociaux ont été acquis par la lutte de ceux qui les ont mérités par leurs combats et sacrifices. Si nous les perdons tous peu à peu sous les assauts constants du libéralisme qui fait profit de tout droit, nous l'aurons mérité par notre incapacité à résister...
Je vous propose de creuser cette question avec ces quelques liens :
Alors, oui, on nous ment en mettant en avant un mérite individuel dans un monde où l'essentiel des dirigeants sont des héritants. On nous ment en faisant passer les pauvres pour les responsables de leur sort alors que l'hérédité sociale est une donnée réelle observée depuis toujours et qu'on en connaît les causes et les solutions. On va jusqu'à mentir sur la paresse des chômeurs alors même qu'il n'existe en France qu'un poste disponible pour 20 inactifs, et ce sans prendre en compte les temps partiels subis ni les salaires trop bas (voir cette publication).
Nous vivons dans un pays où nos dirigeants pleurent de vivre à la rue avec un salaire de 5000€ tout en écrasant et culpabilisant ceux qui touchent un RSA de 500€ ou traquant les réfugiés qui touchent moins de 200€ par mois alors que le seuil de pauvreté est fixé à 800€ et le salaire minimum à 1200€. Ne cherchez pas la cohérence : il n'y en a pas. Le but est seulement de diviser pour mieux régner, et l'étranger, à cet égard, demeure un bouc émissaire à toute épreuve (voir cette publication).
Aujourd'hui, la norme est l'égoïsme. Parce que ça profite aux puissants, ils nourrissent nos dissensions afin de mieux nous exploiter. Aujourd'hui, il est devenu dans les médias plus raisonnable et républicain d'être raciste, misogyne et fasciste que de promouvoir le respect, l'amour et le vivre ensemble. Celui qui brûle la forêt amazonienne pour cultiver du soja OGM afin de nourrir d'immenses troupeaux de bœufs élevés sous antibiotiques en batterie pour faire des hamburgers hydrogénés pour une population dopée au cholestérol et dans un emballement climatique sans précédent est adulé alors que l'écologiste, le végétarien, le féministe, l'altermondialiste, l'humaniste sont devenus ringards, utopistes, terroristes, presque. Pourtant, les médias semblent unanimes (voir cette publication).
Mais à qui peut donc faire peur un militant de l'égalité, sinon à ceux qui ont toujours plus ?
La bonne vieille question qui marche toujours : à qui profite le crime ?
Les wokistes et islamogauchistes d'aujourd'hui sont les héros qui peuplent nos livres d'Histoire et ont libéré des peuples opprimés et permis l'avènement d'avancées sociales sans précédents. Il n'y a pas de cohérence à adorer ces héros du passé pour ce qu'ils ont apporté et à railler et pourchasser leurs héritiers, leurs successeurs.
Aujourd'hui, on assiste à une offensive idéologique sans précédent : le libéralisme joue ses dernières décennies. Il doit tout faire pour maximiser ses profits avant que la situation ne lui échappe. Reste à savoir si on reste les pantins de ceux qui tirent les ficelles de cet ordre qui lutte depuis toujours contre les peuples ou bien si on reprend la main. Et pour cela, il y a des leviers (voir cette publication)
L'argument dernier, celui du "c'est pire ailleurs", ou pire encore celui du "c'était mieux avant", ne servent qu'à disqualifier les combats, leurs enjeux et protagonistes. Non, ce n'était pas mieux avant, et oui, c'est pire ailleurs, mais ce n'est pas une raison pour laisser les choses se dégrader. Bien au contraire, c'est parce qu'on comprend mieux aujourd'hui qu'hier les problèmes qu'ils nous sont devenus insupportables et que nous devons y remédier, partout dans le monde. N'en déplaise à Brice Couturier et ses camarades d'idéologie qui occupent et monopolisent l'espace médiatique, certes les femmes dans le monde n'ont jamais été mieux traitées, mais elles sont encore massivement maltraitées, humiliées, discriminées, battues, violées et tuées parce qu'elles sont des femmes. Et cela va de même pour les gens dont la couleur en fait des cibles ou les personnes dont l'amour innocent peut les conduire à la mort. Alors, oui, des choses ont avancé, mais le combat n'est pas terminé. Mesdames et messieurs les chiens de garde du capitalisme et grands chantres du passéisme idéalisé de votre propre gloire par procuration, appelez-les comme vous voulez, mais les hommes et femmes qui se battent pour un monde meilleur ne se coucheront jamais complètement à vos pieds, parce que vous céder la victoire revient à nous condamner tous, et c'est une alternative inacceptable.
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