top of page
Photo du rédacteurProfesseur Tsunami

Harcèlement scolaire : la mort à petit feu

Dernière mise à jour : 20 sept. 2023

Le harcèlement scolaire est un fléau qui touche quotidiennement des dizaines de milliers d'enfants de l'école primaire à l'école secondaire. Aucune classe d'âge n'est épargnée, et tout le monde peut en être victime ou s'en rendre complice ou témoin.


Si vous ne connaissez pas bien l'état des lieux ni les enjeux, je vous invite à visionner cet excellent documentaire aussi émouvant que révoltant : Souffre-douleurs : ils se manifestent.




Une infinité de témoignages en font état sur les réseaux sociaux, sur les plateaux de télévision ou de radio, dans les journaux et même dans des autobiographies : les innombrables enfants qui en ont souffert nous imposent de prendre ce problème au sérieux. Celles et ceux qui se sont tués pour mettre fin à leur enfer nous obligent à agir.


J'aimerais avant de discourir sur ce sujet donner la parole au chroniqueur belge Felix Radu, qui nous a offert un texte magnifiquement écrit et interprété :





Une des causes principales du harcèlement scolaire, c'est que notre système produit de la violence par sa glorification de la compétition et des vainqueurs, des puissants, des forts, dont le triomphe ne se consacre que sur la défaite des perdants, leurs victimes, les faibles méprisables qui ont mérité leur sort faute d'être capables de vaincre, de gagner, de se défendre. Dans notre monde brutal de concurrence acharnée, perdre est la preuve qu'on est un perdant et qu'on méritait donc de perdre.


A contrario, en Scandinavie où certains pays font le pari de l'empathie et de la solidarité, du temps long et du vivre-ensemble, la violence a diminué dans des proportions incroyables, et on ferme des prisons dans ce qu'on appelle "les pays du bonheur". CQFD.


Cette maladie qui gangrène tout, ce poison qui instille sa violence jusque dans le cœur de nos enfants, c'est le libéralisme capitaliste, qui légitime la violence et encourage l'avènement d'une société de psychopathes dénués d'empathie et de scrupules. La preuve ? N'importe qui travaillant dans un collège pourra en témoigner : le quotidien d'un adolescent est violence subie et infligée quasi en permanence. La brutalité est banalisée, la cruauté monnaie courante pour compenser une souffrance incessante. Le "harcèlomètre" suivant est intéressant, car il met en lumière de façon manifeste ce que l'enfant sait subir et infliger mais considère comme normal.




En vérité, si nous jugions des adultes, nous ne tolérerions pas le dixième de ce qu'on laisse passer avec une indifférence blasée chez les adolescents. C'est à croire que, devenus adultes, notre mélancolie de l'enfance prend le pas sur notre rationalité et que tout ce qui a trait à l'enfance devint soudain charmant. Même les pires déviances.


En vérité, on n'est jamais bien loin de cette hiérarchie patriarcale et gérontocratique qui disqualifie par défaut les souffrances des femmes et des enfants.


L'autre cause du harcèlement scolaire, c'est l'hypocrisie de l'École républicaine, qui prétend mettre en œuvre l'égalité des chances mais entasse dans une même classe des gamins heureux et des gamins fracassés, des gamins bien nés et des gamins piétinés par la société de père en fils et de mère en fille ; qui serine à nos chères têtes blondes que leurs efforts paieront et que tout leur avenir dépend de leurs mérites personnels, mais qui les prive de tous les leviers qui leur permettraient une réelle chance de réussir malgré leurs handicaps socio-économiques. Parce que, ne nous leurrons pas : la pénurie d'adultes dans les écoles et l'éparpillement des savoirs nous conduisent en tant qu'enseignants à estampiller du sceau du mérite aussi bien ceux à qui le sort sourit par héritage que ceux dont l'échec était programmé au berceau. Et, pour faire illusion, notre mascarade éducative a besoin de produire les chiffres attestant de sa réussite : on truque les examens pour augmenter le taux de réussite, ou bien on assouplit les critères d'octroi des points, on étouffe les scandales, on dissuade les esclandres, on opprime, on oppresse, on étouffe quiconque critique ce système. ET on légitime ainsi un ordre social indiscutable, puisque l'échec des uns est la marque de leur infamie quand le triomphe des autres est la preuve de leur légitimité à s'imposer aux autres. Travail, Famille, Patrie : l'Ordre mondial est préservé !


En bref et pour conclure, le harcèlement détruit des esprits et des corps, et il est le produit de notre société. On peut donc en punir les auteurs, mais, si on veut se donner les moyens que des enfants ne deviennent pas des brutes et fassent toujours plus de victimes, c'est sur notre système qu'il faut se pencher.


En effet, beaucoup de gens expriment une colère puissante, un désir de vengeance, de justice, de sanction contre les harceleurs — à raison, puisqu'un harceleur est quelqu'un qui s'acharne sur sa victime vulnérable pour la détruire.


Sauf que quelque chose me gêne, dans cette expression monolithique de l'indignation comme représailles individuelles : on oublie que, dans le harcèlement scolaire, les coupables sont le plus souvent d'autres enfants.


Un enfant n'est pas par hasard jugé irresponsable. Ce n'est pas par laxisme qu'un enfant ne peut être jugé ou condamné comme un adulte.


Les enfants sont des humains en cours d'éducation et d'instruction. S'ils "fonctionnent" mal, ce n'est en général pas de leur fait mais causé par un environnement violent qui enseigne à ces enfants à se réaliser dans cette violence.


N'oublions pas que notre société libérale capitaliste glorifie dans la compétition les plus forts contre les plus faibles.


N'oublions pas que nos sociétés intolérantes, inégalitaires, discriminatoires et violentes glorifient les plus rusés, les plus puissants, et humilient les plus simplets, les plus différents, les plus fragiles.


Et n'oublions pas non plus les familles fracassées dont les parents n'ont de parental que le lien biologique.


Pour n'importe quel enfant, les règles sociales s'apprennent par imitation et imprégnation.


Oui, il faut protéger et défendre les victimes.


Oui, il faut mettre les coupables hors d'état de nuire, et que des sanctions soient appliquées, dissuasives.


Mais nous, adultes et citoyens, ne devons jamais oublier qu'on ne contrevient à la Loi que dans trois cas :


— quand la Loi est inacceptable ou illégitime


— quand on y est poussé par un sentiment de nécessité


— quand on ne sait pas faire autrement


Voyez-vous une raison de ne blâmer que le bourreau sans remise en question généralisée de nos modes de fonctionnement ?


Vous-mêmes, en appliquant la loi du Talion pour charger le bourreau comme seul responsable, ne faites-vous pas la démonstration de la toute-puissance de la violence sur la justice et l'éducation, sur l'empathie et la compréhension, sur le vivre-ensemble, en somme, puisque vous vous arrogez par une position de domination sur le bourreau devenu proie le droit d'exercer la violence qui vous satisfait ?


Les sciences psychosociales ont étudié les phénomènes de déviance et de sadisme. Le plus souvent, la violence intervient quand on ne sait pas comment faire autrement face à une souffrance qui nous dépasse.


Comme disait Hugo : une école qu'on ouvre est un bagne qu'on ferme. C'est par la connaissance de soi et de l'autre, par l'empathie, par la solidarité qu'on sortira de cette spirale infernale d'une violence sans cesse renchérie par la violence précédente.



Ci-dessous, retrouvez deux cas de harcèlement édifiants et des ressources pour aborder cet enjeu avec des jeunes. N'hésitez pas non plus à contribuer en proposant vos réflexions et ressources. Enfin, partagez, échangez, ne taisez plus la nécessité de dire et d'agir. Le silence ne doit jamais être l'apanage des victimes et de leurs défenseurs.


 


J'aimerais évoquer ici la cas d'un garçon de 13 ans qui a mis fin à ses jours le 7 janvier 2023, et je reproduis ci-dessous ma tribune. Vous pouvez découvrir ce drame malheureusement pas isolé dans cet article de L'Express.



"Samedi 7 janvier 2023, un enfant s’est éteint.


La mort d’un enfant est toujours une tragédie, car il ne meurt alors pas qu’une personne douée d’une identité et d’une sensibilité. Il ne s’agit pas seulement du décès d’un jeune qui blesse mortellement d’un deuil impossible des parents, des frères, des sœurs, des grands-parents, des cousins, des amis... Un enfant qui meurt, c’est une promesse d’infini que l’on souffle, c’est mille vies qu’on arrache à l’espoir. C’est enfin une trahison du vivant, qui veut que l’enfant succède à l’adulte et non que l’adulte survive à l’enfant.


Pourtant, samedi 7 janvier 2023, un enfant s’est éteint.


Il n’était pas malade, et il n’a pas été emporté brutalement par un accident imprévisible et inévitable.


Il est seulement mort parce qu’il ne pouvait plus vivre.


Il est seulement mort parce qu’il aimait dans un océan de haine.


Et que la haine tue.


Lucas, treize ans, est mort d’avoir aimé.


Aujourd’hui, après les Lumières, après les Droits de l’Homme et du Citoyen, après avoir marché sur la lune, fracturé l’atome, déchiffré le génome et inventé l’art, on meurt encore d’être né différent et de vouloir vivre hors d’une norme qui considère la différence comme une agression.


Aujourd’hui, on meurt de ne pas être né de la bonne couleur, d’être une femme, d’être gros, d’être homosexuel... Aujourd’hui, on meurt d’être.


Parce que la haine est la règle et l’amour la transgression, parce que la violence est la norme et la liberté la menace, on meurt de naître, d’aimer, d’exister à contre-courant.


Lucas est un de ces martyrs tombés sur le champ de bataille d’une humanité qui prétend se chercher et se construire, mais qui dépense tout son temps et toute son énergie à se fuir, à se détruire, à se trahir.


Lucas, mon petit, les grands n’ont pas été à la hauteur. Nous t’avons trahi, abandonné, et tu es mort. Tu as dû te tuer parce que la vie qu’on t’avait donnée te procurait plus de souffrances que d’envie. Nous t’avons tué, et ce ne sont pas tes mains qui ont mis un terme à ton existence, mais les nôtres, qui n’ont pas su te retenir, qui n’ont fait que glisser inexorablement quand tu nous tendais les tiennes, qui n’ont fait que te pousser toujours plus profondément dans ton désespoir.


Lucas, j’aimerais te dire que ce n’était pas fait exprès. J’aimerais te dire qu’on ne l’avait jamais fait. J’aimerais te dire qu’on ne le refera plus. J’aimerais te dire que ton exemple tragique nous enseigne l’amour. J’aimerais te le dire, oui. Mais tu n’es pas le seul. Ni le premier. Ni le dernier. Vous êtes des millions de Lucas à travers le monde, et vos corps effacés hantent toute la planète, et vos voix qu’on a tues ébranlent nos silences.


Mais nos silences tiennent, tout comme nos lâchetés. Car le ciment de nos egos est fait des tabous et des haines qui nous tiennent debout. Haïr est le bâton qui maintient dressés les avortons d’humains que nous sommes. Rongés de peurs et de haines, de remords et de regrets, nous n’avons que la haine d’autrui pour nous hisser au-dessus de nos démons.


Lucas, tu as passé dans notre ciel comme une étoile filante, lumineux et éphémère.


Je t’ai vu passer, et j’ai fait un vœu.


Mais tu n’es pas dupe. Toi, tu le sais, désormais, que vouloir ne sert à rien, si nos actes mentent et nous font défaut.


Je veux croire qu’à force d’épingler au linceul obscur de nos terreurs des étoiles comme toi nous finirons par retrouver notre chemin dans la nuit de nos cœurs et dans nos vies d’animaux en fuite.


Merci à toi, Lucas, du haut de tes treize ans, d’avoir payé du prix de ta vie cette belle leçon que tu nous as donnée : vivre et aimer sont des actes de courage dans ce monde où l’on vénère la mort et cultive la haine. La leçon est donnée.


Pourvu que nous soyons bons élèves."



 


Lucas n'est qu'un triste exemple parmi tellement d'autres, hélas, et je repense également au témoignage de Virginie, que je vous reproduis ci-après.



Note de l'autrice: Le titre "collège girl" est une référence aux excellents clip et chanson d'Indochine Collège Boy. Le clip est réalisé par Xavier Dolan, et on peut suivre un élève martyrisé par ses camarades dans un établissement qui ferme les yeux.


"Collège girl.


Les années au collège furent parmi les pires de ma vie. L’enfer sur terre. Je me demande encore aujourd’hui pourquoi, pourquoi moi. Je voudrais livrer ce témoignage afin d’expliquer ce qu’est la réalité d’un enfant harcelé. Je voudrais sensibiliser, je voudrais dire que ces choses existent, et qu’il faut écouter les enfants, les adolescents, les victimes. Je voudrais dire comment en partant du harcèlement, forme de violence insidieuse, on peut dériver sur des violences bien plus graves et concrètes entre pairs. Les mots tuent, les mots détruisent. Les mots de mes camarades m’ont détruite, la reconstruction est toujours en cours. Ce que je vais livrer est mon histoire, et certains passages sont très explicites et peuvent choquer. J’ai tenté de rester factuelle et de retranscrire ces souvenirs toujours présents.


Mes années au collège portent des noms, que j’ai appris en devenant professeur et maman.


Harcèlement scolaire. Culture du viol. Violences sexuelles.


En parler est pour moi une torture nécessaire. Torture parce que personne n’aime se retrouver confronté à ce type de souvenirs, si violents. Nécessaire parce que je dois le raconter pour avancer. Je dois me décharger de toutes ces horreurs, les mettre à distance. Je dois aussi faire exister ce que l’on m’a fait subir, l’affirmer, le montrer. Cela doit être inscrit quelque part. Cela est ma vie, et je ne laisserai plus personne minimiser les conséquences de ces années. Que les autres ne puissent plus jamais fermer les yeux. Cette histoire, c’est la mienne. C’est celle d’autres enfants martyrs, suppliciés dans les cours de récréation, pris au piège dans les couloirs d’un établissement, réduits au silence par les adultes, les camarades, l’omerta. Pour les plus chanceux, un parent, un professeur attentif, un ami fidèle ou même le temps, le passage au lycée, fera la libération. Pour les moins chanceux, la libération passera par ce foulard habilement coincé dans cette porte d’armoire, dans cette boîte de médicaments, par cet escalier si haut. On s’indignera, on les pleurera, puis on les oubliera. Moi, je ne veux pas t’oublier, petite Virginie. Je ne veux pas oublier que tu as eu la boule au ventre en allant au collège, chaque jour où cela a duré. Je ne veux pas oublier les surnoms, je ne veux pas oublier les mots, les gestes, les regards, les moqueries, les rires, ta petite silhouette seule dans cette grande cour bétonnée, les repas seule dans ce self déshumanisé. Je veux te prendre dans mes bras protecteurs, te dire que je t’entends, que je t’écoute, que je te valorise, que je t’aime. Je veux te dire qu’ils n’avaient pas le droit de les laisser faire, et qu’ils n’avaient pas le droit de le faire. Je veux te dire que tu deviendras l’enseignante attentive que tu n’as pas eu la chance d’avoir lorsqu’il le fallait. Que tu deviendras la maman aimante qu’il faut pour que cela n’arrive pas à ta fille, et qu’elle ne devienne pas comme eux.


Virginie, puisque tu en as besoin, je vais raconter ton histoire.


Je suis arrivée à L., petite ville de province assez laide et monotone pour la rentrée de septembre 2001, après une enfance dans le Pacifique-Sud. J’ai 10 ans. Presque une année d’avance sur mes futurs camarades. Petite fille sensible, fragile, rigolote, particulière, balancée dans ce nouveau contexte. Ici, je suis étrangère parce que noire. Je suis quand même enthousiaste, pour la première fois, on m’achète un manteau, des chaussures fermées, des jeans, des trucs pour préparer la rentrée, l’automne, mon premier hiver. Le beau-père est à Tahiti. Ma mère est seule en métropole avec trois enfants, dont un bébé. Elle a besoin de temps, ma mère. Du temps pour les études, pour elle. Mais du temps, elle n’en aura jamais pour moi. Et elle commença à fermer les yeux.

Le contexte est posé. J’ai pris le temps de le poser. Il le faut. Virginie est déracinée, petite fille des îles parachutée dans une ville laide et inconnue. Cellule familiale particulière, pas trop propice à accompagner un enfant dans sa rentrée au collège. Père absent, beau-père absent. Mère prise sur d’autres priorités, démissionnaire. Virginie idéalise un univers qu’elle ne connait pas.


1er septembre 2001. Le collège est aussi un lycée. C’est immense, une immense bétaillère impersonnelle et déshumanisée, à la limite de l’architecture soviétique. C’est un bâtiment vieillot, un vieux hall en marbre marron, laid, comme toute cette ville. Forcément, je ne connais aucun des noms sur la liste de ma classe. Je réponds à l’appel de cette personne âgée bourrée de tocs, Mme D., ma prof principale (ça sert à quoi une prof principale ?). Je me range à côté de Marie M., elle a l’air gentil, elle a une coupe de cheveux au carré, je parle, je recherche un contact humain, je tente des plaisanteries. Marie M. se hâtera de trahir mon amitié deux heures plus tard. Nous aurions pu être les meilleures amies du monde, mais elle a préféré m’enfermer dans les toilettes et partir en courant avec Pauline et Laurène, elles me trouvaient « gogole », et riront bien fort dans la cantine en me regardant et en repensant à leur forfait. Mes trois bourreaux de sixième se sont annoncées dès le premier jour.


Première semaine. On me traite pour la première fois de « sale noire ». Je réalise que j’ai une couleur, que dans ce collège, tout le monde a sa place, son périmètre définis par sa couleur et son appartenance sociale. Les gosses de riches ou se représentant comme tels sont dans leur coin, les enfants issus des hlm environnants le leur. On ne se mélange pas. On crie beaucoup, on commence à se rouler des patins sur les tables de ping-pong, on repère les cools et les gogols. Et le manège commence. « Sale noire ». Une surveillante métissée sera la seule à m’écouter et à reprendre la camarade en question. Pas de punition pour les injures raciales. Nous ne sommes qu’en 2001, cela n’existe pas, ce ne sont que mots d’enfants. Ce monde est violent, si violent. Ca crie, ça s’injurie, ça fait le malin, ça bouge, il faut être vu ou piétiné. La cour de récréation.


Les semaines passent. Je ne m’intègre pas. On se moque de moi, de mes vêtements dont j’étais si fière, on me dit que je m’habille comme une merde, que je suis moche, que je suis fringuée comme une gamine, qu’ « au collège on ne se fringue pas comme ça ». Je ne porte pas de marques, en fait j’ignore ce que sont les marques, on s’en fout là d’où je viens, dans les îles, on porte un short, un t-shirt, des claquettes. Des vêtements, pas des marques. DDP, Lulu Castagnette, Chipie, Nike, ce que tu as sur toi, sur tes pieds, sur le dos, jusqu’au contenu de ta trousse, ton stylo, tout est matière à te définir en tant qu’individu ! Même ton odeur, on la définit pour toi. On me dit que je pue parce que je suis assise à côté de la fille la plus pauvre de la classe, alors je déjeune seule à la cantine ou je m’incruste, je tente de me greffer sur des groupes. Mais je pue, cela semble persistant. On rit, on me regarde, et ma réputation de gogole m’empêche de me faire une place. Les garçons s’associent aux filles, ils ne tardent pas, ils ont repéré la proie idéale pour faire les malins, quelqu’un qui ne répondra pas, qui ne sait rien, n’a pas l’habitude d’être agressée et de se défendre. Eux, leur spécialité ce sont les propos grossiers, les vulgarités ordinaires, l’obscénité. Je ne comprends pas ce que veulent dire les mots « se faire enc**er », « sucer », « tailler des p***s ». Alors je me rabats sur les cours pour me construire ma place. Je suis nulle en sport, c’est là que je suis la plus vulnérable, plus visible, plus maladroite parce qu’en public, la risée de la classe. On se moque de moi en maths, dès que je participe. Mais j’excelle en musique, ils ne me l’enlèvent pas malgré leurs moqueries. J’excelle en français, grâce à mon amour des livres sans borne ! Il y a un remplaçant, Monsieur H., il est d’origine sud-africaine, il est coloré, il a une voix douce, calme, il nous fait découvrir des choses incroyables, livres, films, il est plein de sagesse, c’est mon phare, mon idole, mon modèle dans ce monde de petits racistes. Les petits garçons blancs de la classe voient que je participe, que je m’éclate, que je réussis, que les cours sont parfois juste un échange entre mon enseignant et moi. Un jour, le petit Quentin G. me sort « hé, tu vas sucer le prof dans la case ? ». Je ne comprends rien. Mais je sens que c’est sale et dégradant. Je suis en sixième, et déjà ils préparent la suite de mon calvaire. La puberté arrive, les regards et les mains des garçons aussi. Ils sont mûrs.


Les adultes ont leurs œillères. Professeurs, surveillants, CPE, direction. Ils ignorent tout, ou font mine d’ignorer ce qui se joue pour moi. Ou bien, cet établissement est trop grand, et je suis trop insignifiante pour que mon drame soit visible. Ces petites têtes blondes de bonnes familles qui ont fait de moi le défouloir de leur méchanceté sont inatteignables, leur violence est invisible, elle s’imprime dans ma tête et ma chair. Un jour, prise aux tripes parce qu’on s’est encore moqué de moi au sport (on m’appelle peau d’orange à cause de mes vergetures), je traite les trois filles de « sales p*** ». On va me dénoncer dans le bureau du principal adjoint. Pour la seule fois où j’ai osé répondre, je me fais sermonner sévèrement. Je ne recommencerai pas, c’est promis. Les autres, eux, pourront recommencer leurs moqueries sans conséquences.


Je fais une fixation sur Pauline., la plus virulente des filles, la plus populaire, la plus jolie, la plus souple en gym avec son bel appareil dentaire et des cheveux courts. Pour lui ressembler, j’achète le même pantalon qu’elle, les mêmes chaussures. Elle crise, et m’attaque à présent sur le fait que je n’ai « aucune personnalité. » Mes cheveux deviennent objet de moqueries, puisque l’absence de marques sur mes vêtements ne sont plus d’actualité. Je suis « La touffe ». Alors, je les plaque sur ma tête avec trois tonnes de gel pour un bel effet cartonné. Je hais mes boucles noires, et c’est moi que je commence à haïr. Je pense parfois à la mort, mais les livres du CDI et la gentille documentaliste, Mme R. me sauvent.


Durant cette année de sixième, je n’ai réussi qu’à me faire deux amies, Sandra et Leïla, leurs parents étaient d’origine maghrébine, les seules à m’accepter, les seules au regard ouvert. Un jour, une élève reçoit des menaces de mort. Le CPE nous convoque moi, et sept ou huit autres élèves d’origine étrangère ou colorées. On nous place en cercle, on se livre sur nous à un interrogatoire en règle, on nous menace. Je pleure à chaudes larmes, je ne comprends pas pourquoi je suis là. On m’accuse, parce que je suis celle qui pleure le plus. Plus tard dans la journée, quelqu’un se dénoncera. Pour avoir été accusée ce jour-là, on me cataloguera « à problème ». Les adultes ont leurs œillères, les adultes ne sont pas dans les cours de récréation, les adultes sont violents et leur justice est aveugle, comme leurs jugements.


Peau d’orange. La touffe. La suceuse. La Gogole. Gros c**. Sale noire. La pauvre. Je finis mon année de sixième.


En cinquième, la puberté a développé mon corps, mes seins, mes fesses. Je suis encore dans la classe de mes bourreaux, garçons, filles, le groupe de petits blancs et riches me poursuivra jusqu’en troisième. Ma mère a accepté d’acheter des marques pour que j’arrête de chialer le soir en rentrant. C’est le seul effort auquel elle consentira. Pour emmerder Pauline, j’ai acheté le même sac qu’elle. Pauline s’allie à ses deux nouvelles copines. Deux filles complètement poufs, garçons, nokia, clopes. Elles me prennent vite en horreur. Proie facile, je ne me défends toujours pas. Insultes, crachat, menaces de mort. J’existe, et c’est trop. Un jour, je casse par accident la lampe du vestiaire. Je propose aux professeurs de sport de passer le balai pour réparer ma bêtise. Pauline. me sort un « Hey, Virginie, tu t’entraînes à ton futur métier, sale clocharde ? », et ses copines rient.


J’ai peur d’aller au collège. Mes résultats baissent. Ma mère me frappe parce que mon bulletin est moins bon. Je ne suis pas concentrée, je suis perdue. Je rencontre Gwendoline, ma seule amie, mais uniquement en latin, deux heures par semaine. Je suis encore à la marge, elle aussi, un peu, mais ses parents la soutiennent. Moi, les miens font mine de ne rien voir. Ils ont mieux à faire. Ma demi-sœur est entrée en classe à horaires aménagés, petit prodige.


Il y a des nouveaux venus dans ma classe, je ne connais pas ces nouveaux garçons. Ils rigolent en se faisant passer des photos de scènes où l’on voit des femmes violées, des hommes aux gros sexes dans des positions de domination. Ils ont vu des pornos. Ils se vantent de « se branler », ils ont leurs représentations du corps des femmes. Culture du viol. Damien M. a sa réputation de rigolo un peu fou et obsédé. Obsédé, ce n’était pas grave en 2002, c’était un joli mot pour prédateur. Il lorgne sur mes seins. Il se met à les toucher dans le bus vers la piscine, même en cours, ça l’amuse et ça fait marrer les autres. Il s’amuse à mettre ses doigts sur mon sexe lorsque nous sommes dans le bassin à faire des longueurs. Mon corps se fige, j’ai eu peur et honte, je ne dirai rien avant mes trente ans. Les garçons parlent, le garçon dont je suis un peu amoureuse dit que « je baiserais Virginie, mais seulement pour ses gros eins, elle est top conne ! » Il a treize ans. Les garçons comprennent que je me laisse faire, je suis impressionnable, je cède à la pression des pairs. Ils en jouent, se mettent en groupe pour que je montre mon soutien-gorge. Je m’exécute. Ma réputation me suivra. Je ne comprenais pas le mal, le bien, le respect. Personne ne m’a jamais expliqué les règles, ce qui était acceptable ou non, ce que je pouvais tolérer, refuser. J’avais peur d’eux. Alors je leur montrais, pour avoir la paix, pour qu’ils cessent de m’embêter. On riait, puis on me laissait tranquille. Les adultes n’ont rien vu. Mon corps devenait leur jouet.


En quatrième, pour la première fois, j’ai un groupe de copines. Trois copines m’ont acceptée. J’ai toujours Gwendoline. L’année se passe sans trop de difficultés, scolairement ça va mieux, je me sens plus en confiance. Le groupe de bourreaux a été un peu éclaté, les rares survivants se tiennent plus tranquilles, avoir des amies m’a rendue moins vulnérable. Je suis à fond dans la chorale de l’établissement, je m’investis, ou chante les Misérables, gros projet, merveilleux souvenirs, merveilleux Monsieur H. et sa moustache. Et je tombe amoureuse d’E., mon voisin en latin. Il ne semble pas insensible, on rit bien. A la fin de l’année, il me fait venir dans les toilettes. On se prend dans les bras. Je suis amoureuse. Sa main passe sous mon t-shirt. Je crois que c’est ça l’amour. Mais E. a d’autres projets. Un soir, il me contraint à une fellation. Je me sens sale, si sale. Mais je crois que l’amour, c’est aussi se plier à ce genre de choses. J’ai treize ans, lui quatorze. Il ne veut pas que les autres sachent, il a honte de moi. J’accepte tout. Je n’ai jamais eu de dignité, je n’ai jamais su dire non. On ne m’a pas appris.


Je passe en troisième. Le cauchemar recommence. Le groupe de bourreaux de sixième est dans ma classe, mes amies dans une autre. On les a mises en section européenne anglais, moi en section européenne espagnol. Je n’avais pas le niveau attendu (et suis plus tard devenue professeur d’anglais). Je suis seule, isolée, dans la pire classe. Mes amies me lâchent, nous évoluons dans deux sphères parallèles. Une majorité de garçons, des nouveaux, un groupe soudé que je ne connais pas s’ajoutent à ceux que je connais déjà. Deux redoublants, déjà des hommes, parlent de leurs conquêtes sexuelles et nombreuses partenaires débridées. Les garçons font un jeu de voir ma culotte. On m’appelle « la ficelle », comme dans cette chanson réunionnaise un peu dégueulasse en vogue à l’époque. Je recroise E. en latin. Je suis amoureuse, je me laisse entraîner sur un chemin que je ne connais pas. Je n’ai pas compris que ce que j’avais vécu quelques mois plus tôt était une agression sexuelle, lui ne le sait peut-être pas non plus, mais il est en sécurité, je n’en ai parlé à personne : c’est notre secret. Et un jour, tout va trop loin, plus loin encore. E. me pénètre sans mon consentement. Après cela, je ne l’ai plus rejoint dans les toilettes. Mais quelque chose est comme brisé en moi. Le lendemain, ses deux meilleurs amis crient à l’autre bout du couloir « Alors Virginie, elle était bonne la b*** à E. ? ». Je baisse la tête. Il a parlé. Et moi, je deviens officiellement « J. la p*** ». Mon nom, comme mon corps, sont souillés. Comme pour coller à mon surnom, je commence à m’habiller de façon provocante, je cache mes décolletés en partant le matin pour mieux les dévoiler au collège. Je me fais remarquer avec mes mitaines fluos, mes grosses chaussures, mes créoles immenses. Je suis brisée, je commence à beaucoup parler de sexe. Je drague à tour de bras, j’ai intégré que je n’étais « qu’une p*** », et que c’était ma place, et que c’était ainsi, j’essaye d’être forte, je m’affiche avec sept ou huit garçons en quelques semaines. Leurs moqueries, leurs insultes redoublent de violence, d’intensité. Tout le monde, filles, comme garçons, savent ce que j’ai fait, ce qu’E. m’a fait, et les rumeurs vont bon train et je l’ai forcément cherché. On se moque de mes fesses, Peau d’Orange a encore de beaux jours devant lui, ce magnifique surnom. Je baisse la tête. Les copains d’E. me surprennent un jour toute seule dans un couloir à l’extérieur. Ils miment des actes sexuels sur moi, me plaquent contre un mur, touchent mes seins, font mine de me mettre des coups de rein en poussant des cris de jouissance. Ils me demandent si j’aime ça, si j’aime aussi leurs b***. Une surveillante me glisse « quand on se fait prendre dans les chiottes du collège, on ne vient pas se plaindre. » Les adultes connaissaient la version des harceleurs. Qu’ont-ils fait ?


Fin de troisième, mon petit ami d’une semaine s’amuse à mettre un terme à une relation en public, devant une quinzaine d’élèves, au milieu d’un couloir. J’ai honte de ces regards. On me balance que je devrais aller me tuer. On me balance des « tue-toi », « tu l’as cherché », « regardez, J. la p*** chiale ». Ils rient, ils sont excités, ils me condamnent et me haïssent. Je pleure, on me laisse seule dans ce couloir. Ils veulent que je meure, ces camarades qui me poursuivent de leurs mots depuis la sixième. Je me hais, je me hais tant.

Je ne veux plus y aller dans ce collège de merde. Je me scarifie, je taille MAMAN au compas sur mon bras, comme un appel à l’aide qui ne sera jamais entendu. Je n’ai personne, ni amie, ni professeur, ni parent à qui en parler. Je deviens sombre, je m’enferme dans une mélancolie permanente, j’abandonne mon cher CDI et ma chère Madame R., je n’arrive plus à me concentrer. Je pleure souvent. Je n’ai envie de rien, je m’enferme dans ma chambre, ne tolère pas que l’on me parle, tout est violent, ces adultes qui m’ignorent, ce manque d’intérêt qui me condamne au noir. Un soir, je rejoins ma mère un peu en retard après la chorale. Elle me frappe. Me dit qu’elle en a marre de m’attendre. En rentrant le soir, je mets mon CD de Green Day dans la PS2, je vais dans l’armoire à pharmacie, j’avale les dolipranes avec du rhum coupé avec de l’eau. Le feuilleton sur Dalida montrait son suicide, je voulais l’imiter. Sans les paillettes.


Après une nuit affreuse, je me lève. Je ne vais manifestement pas bien. Mais ma mère est trop occupée pour jeter un coup d’œil à sa fille. Je me traîne au collège, je me sens mal, une camarade me conduit à l’infirmerie. J’explique, je suis emmenée par les pompiers. Je finis hospitalisée en pédopsychiatrie. J’ai attenté à ma vie mais j’ai commis une faute impardonnable. Ma mère et mon beau-père diront que j’ai sali l’honneur de la famille, que je voulais faire mon intéressante et ma pauvre enfant de divorcée. Chez ma mère et mon beau-père, j’étais sale et sans valeur, au collège, j’étais sale et sans valeur. Je n’ai jamais appris à les faire taire, tous ces gens. Ma famille, les harceleurs, les adultes du collège. Mes bourreaux.


Je reviens de ma semaine d’hospitalisation, le brevet approche. Mes gentils camarades ont su que j’avais été hospitalisée. Ils se saisissent du scoop. Ils disent que je n’aurais pas dû me rater. Que je voulais faire mon intéressante, que je l’avais bien cherché. Partout, la même envie de me voir disparaître. Le brevet passe. Je le décroche sans gloire, j’ai des résultats médiocres.


Mon salut, je le dois à un déménagement et au lycée qui m’ont éloignée de cet enfer. Mes harceleurs, mes violeurs je les ai laissés derrière moi, aucun ne m’a suivi. Je restais fragile, instable, traumatisée. J’ai commencé à les oublier, mais les séquelles sont restées. Manque de confiance en moi, sentiment constant d’angoisse, problème évident d’obsessions sexuelles précoces et déviantes, automutilation, isolement, difficultés sociales.


Ces années, je les ai traînées longtemps. Consciemment, inconsciemment. Elles me collent encore à la peau. Dans mes interactions sociales. Les autres m’ont toujours fait peur, mes années d’étudiante ont été un calvaire, j’avais du mal à m’intégrer, parler, me mettre en avant. J’ai toujours peur de m’affirmer. J’ai toujours peur que l’on me fasse du mal, que l’on me rabaisse. Mes surnoms, j’y repense. J. la pu***. Peau d’orange. Sale noire.


Je suis maintenant enseignante. Je suis maman. J’apprends aux enfants, à ma fille, que leur personne est sacrée. Que les autres le sont aussi. J’apprends aux enfants l’empathie. J’apprends aux enfants à se connaître, à connaître leurs émotions, à connaître l’autre. Ils en feront ce qu’ils veulent. Mais autour de moi, je ne veux aucun bourreau. Je refuse de participer à un système qui forme des bourreaux. Je refuse d’être l’adulte qui ne veut pas voir. Je refuse d’être l’adulte qui juge, qui discipline, qui fait taire, l’adulte complice car indifférent. Je refuse d’être la mère qui n’a pas le temps. Qui laisse faire. Je refuse d’être négligente. Je refuse de détruire des vies.


Le harcèlement a détruit la mienne. Le viol a détruit la mienne.


E. est devenu un adulte heureux, il est en couple, a passé du temps dans un DOM au soleil. Son pote L. et son pote T., qui m’ont coincée contre un mur, sont devenus infirmiers. L. est papa d’une petite fille. P. est devenue éducatrice spécialisée, elle a fait le tour du monde. B. qui trouvait si drôle que j’aie manqué ma tentative de suicide, s’affiche heureux sur ses motos. Damien a l’air heureux, il est sportif dans une équipe. Tous des adultes en apparence heureux. Mes bourreaux souriants, ils ne paieront jamais mes séances chez le psy.


Je m’appelle I. I est enseignante. Elle est maman. Elle est aimée.


Mais petite Virginie n'est jamais loin, avec ses plaies à vif, qui dégoulinent, et qui supplie qu'on l'écoute.


Elle pense souvent à ses camarades victimes de harcèlement, qui ne reviendront pas, victimes de la bêtise des uns, et du silence des autres."



 

Pour finir, j'aimerais présenter trois textes qui abordent la question du harcèlement et qui peuvent être lus par des élèves.


Le premier est de moi. Il s'agit d'une nouvelle qui convoque l'ombre protectrice de Cyrano de Bergerac pour prêter force et panache à une victime de harcèlement scolaire : Le Pouvoir des mots.


Le second est un roman de Frank Andriat, Rumeurs, tu meurs ! dont je vous reproduis ci-dessous ma chronique :


"Quand on vieillit, il n’est pas rare de développer une envie coupable et vaine, faite de regrets, de remords et de mélancolie : celle de redevenir jeune. Moi non plus, je n’échappe pas à cette velléité frustrante qui charrie dans ses ombres un peu de la peur de la mort et beaucoup de nos frustrations de vivants à demi.

Sauf que c’est rarement pour profiter de mon adolescence que ce désir banal m’agite.

Mon adolescence a été un long tunnel noir entre une enfance malheureuse et un âge adulte qui ne me promettait aucune joie. Heureusement, le temps et la vie ont détrompé ma désespérance, mais reste que mon enfance comme mon adolescence ne sont pas des périodes que j’ai envie de revivre pour elles-mêmes.

Alors pourquoi ce désir, me direz-vous ? Eh bien, pour distribuer impunément des baffes de doigts et de mots sanglants.

Voyez-vous, quand je suis devenu adulte, j’ai senti confusément que je passais de l’autre côté de quelque chose — la Force, le voile de l’innocence, la traîtrise d’un monde qui a oublié ses rêves pour mieux ruiner ses possibles —, et que les jeunes, sans se l’expliquer vraiment, le sentaient bien également. Le lien avec mes pairs en humanité les plus jeunes était en quelque sorte rompu, entaché d’une faute originelle impardonnable : j’étais passé du camp de ceux qui exigent sans capacité de changer le monde à ceux qui entrent en capacité de changer le monde et n’ont plus rien à en attendre.

En devenant enseignant, j’ai senti un autre degré de rupture s’instaurer, moitié conséquente à mon surcroît d’autorité qu’il s’agit forcément de combattre, puisqu’elle cherche à s’imposer dans la vie spontanée de jeunes aux désirs pluriels peu compatibles avec l’École, moitié inhérente à mon statut d’institutionnel, qui fait forcément de moi un collabo des puissances occultes et nocives d’un système qui opprime sournoisement tant d’idéaux.

Bref, le joug de la vie adulte semble m’avoir en quelque sorte disqualifié auprès des jeunes. Et, à bien des égards, les armes de la maturité, faites d’arguments et de routines, de mots et de démarches laborieuses, semblent dérisoires contre les jaillissements impétueux de la violence adolescente, celle que nos enfants subissent comme celle qu’ils déploient dans leurs relations avec les autres.

Et c’est là que se révèle dans toute son implacable nécessité mon désir de redevenir adolescent pour coller des mandales.

À la lecture du récit de Frank Andriat, cette envie furieuse a de nouveau coulé dans mes veines. En effet, il nous raconte dans ce roman l’histoire d’Alice, prise dans le piège impitoyable de rumeurs délétères, et qui se retrouve inexorablement la victime toujours plus maltraitée d’une foule d’adolescents toujours plus cruels et nombreux.

Et c’est dans des cas comme celui-là que je voudrais être ce camarade qui s’interpose, qui dit non, qui se tient aux côtés de la proie contre les prédateurs, qui tient la main de l’innocence traînée dans la boue face aux bourreaux lâches de la haine facile, réelle ou virtuelle.

Hélas, il y a comme une fatalité dans l’existence : l’enfance est l’âge d’une innocence qu’on regarde avec un émerveillement condescendant comme une utopie mignonne et éphémère, l’adolescence est une période violente de prise de conscience des imperfections du monde et du déchaînement des passions visant à le corriger sans aucune puissance d’action ou presque face à un monde d’adultes goguenards et lâches qui étouffent les révoltes à coups de mépris et de résignation amère, entre jalousie et honte devant cette énergie qui dénonce ses redditions coupables, l’âge adulte est cette ère de tous les pouvoirs et de toutes les indifférences, et la vieillesse enfin l’agonie lente d’une caste qui s’accroche à ses acquis avec toute la mauvaise foi de celui qui sait très bien qu’il tire à lui une couverture qui manque à d’autres. En gros, la vie semble se faire une joie de nous imposer ces paradoxes apparemment inconciliables — je dis apparemment, évidemment, puisqu’il ne tient qu’à nous d’ajouter un surcroît de stratégie à nos passions adolescentes et un renfort de courage à nos rationalités d’adultes.

Bref, les histoires de violence scolaire et de harcèlement entre jeunes me donnent de terribles et violentes envies de gifler de la voix et des mains ces armées de dictateurs en culottes courtes qui se jouent d’un système rendu inefficace par une gestion comptable qui déshumanise, mais aussi l’irrépressible et stérile besoin de consoler leurs victimes en souffrance, qui se retrouvent prisonnières du silence que seuls imposent les tabous sociétaux d’une civilisation agressive et la peur de paraître faible.

Ce qui est bête, c’est que, quand on est jeune, on croit vraiment que nos bourreaux sont tout-puissants, et on n’ose pas demander de l’aide. On se laisse détruire et mourir à petit feu, puis on se tue pour en finir avec la douleur insupportable de vivre. Puis, quand on est adulte et qu’on saurait demander de l’aide, on n’a plus besoin de cette force conquise par la maturité et l’expérience, et ce précipice qui se creuse entre les générations nous empêche de nous porter au secours de ces jeunes qui se mènent sans arrêt une guerre impitoyable et souterraine.

Ironie du sort, on comprend toujours trop tard comment résoudre les problèmes, et les adultes s’enferrent à leur tour dans des soumissions tremblantes au sexisme, au fascisme et à tous ces isthmes moins visibles qui fracturent nos vies et nous empêchent de bâtir une société du bonheur à la place de cette grande foire d’empoigne qu’est notre mondialisation capitaliste.

Alors, je ne suis pas dupe : ce roman ne comblera pas le fossé entre les générations, et il ne sauvera pas seul ces millions d’enfants à travers le monde qui subissent leur existence jusqu’à n’en plus pouvoir. Néanmoins, par cette tranche de vie violente qu’il nous force à mastiquer lentement de l’intérieur, il tend un pont de cordes, il offre une voie, une voix à ces enfants brisés qui ne savent plus comment recoller les morceaux.

Entre réflexion sur les naïvetés de l’amitié qui nous rendent vulnérables, démonstration du pouvoir nocif des réseaux sociaux et chemin d’espérance au travers de rencontres qui peuvent tout changer, Rumeurs, tu meurs ! propose une immersion dans la descente aux enfers d’Alice, une adolescente comme tant d’autres qui paie un bien trop lourd tribut à l’École et ses non-dits et à notre société de fausse bienveillance et de vraie malfaisance.

Pour terminer sur une note plus pratique, ce livre centré sur une lycéenne de seconde ne sera pas accessible à la plupart des élèves de moins de 13 ans, sous réserve d’une maturité suffisante, car les événements abordés sont difficiles, et la manière dont ils le sont, âpre et parfois grossière, violente, pourrait heurter des lecteurs trop innocents, mais l’ensemble est fait avec une grande justesse. Mon seul regret tient probablement dans le parti-pris de l’auteur qui choisit de parasiter cette introspection mortifère avec des adresses au lecteur de la part du personnage, adresses destinées à susciter la réflexion, certes, mais qui altèrent pour moi la qualité de l’immersion et la cohérence de ce personnage qui se mure par ailleurs dans la solitude et le silence d’une agonie d’abord subie puis épousée comme un refuge contre le pire.

Si vous souhaitez prolonger cette réflexion sur le harcèlement scolaire, je vous propose de parcourir ma publication à ce sujet, compilant témoignages, créations et outils pour comprendre et affronter ce fléau qui pourrit la vie de millions d’enfants.


Bonne lecture, et bonne entrée en lutte, si ce n’est pas encore le cas. Quant à celles et ceux qui souffrent en silence, persuadez-vous des seules choses importantes : vous n’êtes ni seul•e ni sans solutions, et ce n’est pas à vous d’avoir honte et peur, mais à vos bourreaux et aux adultes qui vous protègent si mal. Battez-vous, car c’est votre droit et votre vie, mais ne le faites pas seul•e, car vous n’êtes pas seul•e. Chaque victime qui demande de l’aide s’en verra offrir. Parce qu’un bourreau impuni fera de nouvelles victimes et qu’on souffre toute sa vie d’avoir été harcelé. La honte et la peur doivent changer de camp."




Le troisième, enfin, est un poème que j'ai écrit sur la rumeur et qui remet au goût du jour celui-de Victor Hugo, un peu trop daté pour faire spontanément effet :


Le piège


Elle arrive sans bruit, Un beau jour, Une nuit, Elle prend des détours, Se déplie, Sans recours, Et soudain ton château que tu pensais solide, Et soudain ta maison que tu croyais sereine, Tout à coup tout s’écroule sous un flot de haine, Balayé comme un rien par des mots trop acides.


On ne sait pas toujours quelle bouche a fauté, Quelle langue et pourquoi soudain s’est emballée, Mais la rumeur est là, du venin dans les crocs, Et déjà le poison cause mille et un maux.


La haine et le mépris D’un regard Ou d’un mot Claquent comme un grand cri, Sans retard, Bien trop tôt, Et l’étau te détruit !


Il n’est plus un espace où ne résonne pas L’écho de quelque mot ou de quelque pensée Qui siffle dans ton dos en balles égarées Qui pénètrent ta peau pour y semer le glas.


Glas qui sonne sans cesse Et qui sonne et qui sonne Et qui sonne la liesse D’une chasse qu’on donne Contre toi.

Car te voilà la proie.


Tu allais ton chemin, Confiant en l’avenir, Ou du moins en demain, Que tu croyais certain, Mais d’un seul mot craché Par un quidam amer, Ta vie a basculé — Tu ne sais plus que faire.


Quand le mot est lâché, Il va en conquérant, Sûr de son droit sacré À combler le néant, Et le pauvre innocent Dont on dit l’hallali N’entend plus que les cris Des chiens fous écumants.


Il a suffi d’un mot Roulé de bouche en bouche Pour abattre en fléau Un Juste qui se couche.


C’est ainsi qu’elle tue, La rumeur : Sans raison, elle tue, Et tu meurs.


Jonathan De Lœuw


Pour information, voici le poème de Victor Hugo qui m'a inspiré :


Le mot


Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.

Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes.

Tout, la haine et le deuil ! — Et ne m'objectez pas

Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas...

Écoutez bien ceci :


Tête-à-tête, en pantoufle,

Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,

Vous dites à l'oreille au plus mystérieux

De vos amis de cœur, ou, si vous l'aimez mieux,

Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,

Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,

Un mot désagréable à quelque individu ;

Ce mot que vous croyez qu'on n'a pas entendu,

Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,

Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre !

Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.

Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,

De bons souliers ferrés, un passeport en règle ;

— Au besoin, il prendrait des ailes, comme l'aigle !

Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera.

Il suit le quai, franchit la place, et caetera,

Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues,

Et va, tout à travers un dédale de rues,

Droit chez l'individu dont vous avez parlé.

Il sait le numéro, l'étage ; il a la clé,

Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe,

Entre, arrive, et, railleur, regardant l'homme en face,

Dit : — Me voilà ! je sors de la bouche d'un tel.


Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.


Victor Hugo, in La Lyre.



600 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Komentar


bottom of page